La Curée - En rentrant du Bois

Dans cet extrait inaugural de La Curée, dont certains passages relèvent de la prose poétique, Zola joue sur les mouvements narratifs. Alors que le premier paragraphe constitue une pause descriptive étonnamment statique, simple énumération de noms, de véhicules et de tenues incarnant la mode du temps, le deuxième paragraphe remet le récit en marche. Comme dans un conte de Perrault, les objets semblent prendre vie. La princesse innocente laisse cependant place à une demi-mondaine se vautrant littéralement dans la luxure, et embrassant la bestialité de la peau d'ours dans laquelle elle se pelotonne.

 [...] Malgré la saison avancée, tout Paris était là : la duchesse de Sternich, en huit-ressorts1 ; madame de Lauwerens, en victoria2 très correctement attelée ; la baronne de Meinhold, dans un ravissant cab3 bai-brun ; la comtesse Vanska, avec ses poneys pie ; madame Daste, et ses fameux stappers4 noirs ; madame de Guende et madame Tessière, en coupé ; la petite Sylvia, dans un landau gros bleu. Et encore don Carlos, en deuil, avec sa livrée antique et solennelle ; Selim pacha, avec son fez et sans son gouverneur ; la duchesse de Rozan, en coupé-égoïste, avec sa livrée poudrée à blanc ; M. le comte de Chibray, en dog-cart5 ; M. Simpson, en mail6 de la plus belle tenue ; toute la colonie américaine. Enfin deux académiciens en fiacre.

 Les premières voitures se dégagèrent et, de proche en proche, toute la file se mit bientôt à rouler doucement. Ce fut comme un réveil. Mille clartés dansantes s’allumèrent, des éclairs rapides se croisèrent dans les roues, des étincelles jaillirent des harnais secoués par les chevaux. Il y eut sur le sol, sur les arbres, de larges reflets de glace qui couraient. Ce pétillement des harnais et des roues, ce flamboiement des panneaux vernis dans lesquels brûlait la braise rouge du soleil couchant, ces notes vives que jetaient les livrées éclatantes perchées en plein ciel et les toilettes riches débordant des portières, se trouvèrent ainsi emportés dans un grondement sourd, continu, rythmé par le trot des attelages. Et le défilé alla, dans les mêmes bruits, dans les mêmes lueurs, sans cesse et d’un seul jet, comme si les premières voitures eussent tiré toutes les autres après elles.

 Renée avait cédé à la secousse légère de la calèche se remettant en marche, et, laissant tomber son binocle, s’était de nouveau renversée à demi sur les coussins. Elle attira frileusement à elle un coin de la peau d’ours qui emplissait l’intérieur de la voiture d’une nappe de neige soyeuse. Ses mains gantées se perdirent dans la douceur des longs poils frisés. Une bise se levait. La tiède après-midi d’octobre qui, en donnant au Bois un regain de printemps, avait fait sortir les grandes mondaines en voiture découverte, menaçait de se terminer par une soirée d’une fraîcheur aiguë.

 Un moment, la jeune femme resta pelotonnée, retrouvant la chaleur de son coin, s’abandonnant au bercement voluptueux de toutes ces roues qui tournaient devant elle. Puis, levant la tête vers Maxime, dont les regards déshabillaient tranquillement les femmes étalées dans les coupés et dans les landaus voisins :

 — Vrai, demanda-t-elle, est-ce que tu la trouves jolie, cette Laure d’Aurigny ? Vous en faisiez un éloge, l’autre jour, lorsqu’on a annoncé la vente de ses diamants !… À propos, tu n’as pas vu la rivière et l’aigrette que ton père m’a achetées à cette vente ?

 La jeune femme eut un léger mouvement d’épaules.

 — Certes, il fait bien les choses, dit Maxime sans répondre, avec un rire méchant. Il trouve moyen de payer les dettes de Laure et de donner des diamants à sa femme.

 — Vaurien ! murmura-t-elle en souriant.

 Mais le jeune homme s’était penché, suivant des yeux une dame dont la robe verte l’intéressait. Renée avait reposé sa tête, les yeux demi-clos, regardant paresseusement des deux côtés de l’allée, sans voir. 


1 : Voiture suspendue sur huit ressorts

2 : Voiture découverte à quatre roues, dont le venait de celui de la reine d'Angleterre.

3 : Sorte de cabriolet où le cocher est à l'arrière.

4 : Ou steppers : élégants chevaux de trot à l'allure vive.

5 : Voiture à deux roues élevées, dont la caisse permettait de loger des chiens de chasse sous le siège.

6 : Ou mail-coach, "malle-poste" : berline à quatre chevaux, avec plusieurs rangées de banquettes sur le toit.

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Résumé

Le premier paragraphe dresse la liste des personnages importants du Paris mondain, chacun étant caractérisé par son attelage ou par sa tenue. Le deuxième paragraphe fait glisser le récit dans le merveilleux, grâce à la formule "Ce fut comme un réveil", et aux champs lexicaux des sons et de la lumière, formant un véritable morceau de prose poétique. C'est alors qu'apparaît l'héroïne, Renée, drapée dans une peau d'ours et sortant de sa torpeur pour badiner avec son beau-fils.
Œuvre : La Curée
Auteur : Emile Zola
Parution : 1871
Siècle : XIXe
Place de l'extrait dans l'œuvre : Incipit

Thèmes

transport, Bois de Boulogne, mondanité, mode, luxe, bestialité

Notions littéraires

Narration : 3e personne
Focalisation : Omnisciente
Genre : Roman
Dominante : Descriptif
Registre : Lyrique, Merveilleux
Mouvement : Naturalisme
Notions : onomastique, énumération, prose poétique, champ lexical

Entrées des programmes

  • 4e - Regarder le monde, inventer des mondes : la fiction pour interroger le réel - roman
  • 4e - Questionnement complémentaire : la ville, lieu de tous les possibles ? - romans du XIXe à nos jours présentant des représentations contrastées du milieu urbain
  • 2nde - Le roman et le récit du XVIIIe au XXIe siècle
  • 1ere - Le roman et le récit du Moyen-Age au XXIe siècle

Les figures de style et procédés d'écriture

  • Métonymie