Voltaire, Article du Dictionnaire philosophique : "Fanatisme"

Dans cet extrait de l'article "Fanatisme" de son Dictionnaire philosophique, Voltaire évoque diverses manifestations de l'intolérance au fil des siècles. L'universalisme de la critique donne toute sa force à son propos, et, malgré l'historicité des faits relatés, l'auteur ne se départit jamais de son ironie féroce.

FANATISME.


SECTION PREMIÈRE


C’est l’effet d’une fausse conscience qui asservit la religion aux caprices de l’imagination et aux dérèglements des passions.

En général, il vient de ce que les législateurs ont eu des vues trop étroites, ou de ce qu’on a passé les bornes qu’ils se prescrivaient. Leurs lois n’étaient faites que pour une société choisie. [...]

Voyons-les tous sortir du temple, et, pleins du dieu qui les agite, répandre la frayeur et l’illusion sur la face de la terre. Ils se partagent le monde, et bientôt le feu s’allume aux quatre extrémités ; les peuples écoutent, et les rois tremblent. Cet empire que l’enthousiasme d’un seul exerce sur la multitude qui le voit ou l’entend, la chaleur que les esprits rassemblés se communiquent, tous ces mouvements tumultueux, augmentés par le trouble de chaque particulier, rendent en peu de temps le vertige général. C’est assez d’un peuple enchanté à la suite de quelques imposteurs, la séduction multipliera les prodiges, et voilà tout le monde à jamais égaré. L’esprit humain, une fois sorti des routes lumineuses de la nature, n’y rentre plus ; il erre autour de la vérité sans en rencontrer autre chose que des lueurs, qui, se mêlant aux fausses clartés dont la superstition l’environne, achèvent de l’enfoncer dans les ténèbres.

Il est affreux de voir comment l’opinion d’apaiser le ciel par le massacre, une fois introduite, s’est universellement répandue dans presque toutes les religions, et combien on a multiplié les raisons de ce sacrifice, afin que personne ne pût échapper au couteau. Tantôt ce sont des ennemis qu’il faut immoler à Mars exterminateur, les Scythes égorgent à ses autels le centième de leurs prisonniers, et par cet usage de la victoire on peut juger de la justice de la guerre ; aussi chez d’autres peuples ne la faisait-on que pour avoir de quoi fournir aux sacrifices ; de sorte qu’ayant d’abord été institués, ce semble, pour en expier les horreurs, ils servirent enfin à les justifier.

Tantôt ce sont des hommes justes qu’un Dieu barbare demande pour victimes : les Gètes se disputent l’honneur d’aller porter à Zamolxis les vœux de la patrie. Celui qu’un heureux sort destine au sacrifice est lancé à force de bras sur des javelots dressés : s’il reçoit un coup mortel en tombant sur les piques, c’est de bon augure pour le succès de la négociation et pour le mérite du député ; mais s’il survit à sa blessure, c’est un méchant dont le dieu n’a point affaire.


SECTION II


[...]

On entend aujourd’hui par fanatisme une folie religieuse, sombre et cruelle. C’est une maladie de l’esprit qui se gagne comme la petite-vérole. Les livres la communiquent beaucoup moins que les assemblées et les discours. On s’échauffe rarement en lisant : car alors on peut avoir le sens rassis. Mais quand un homme ardent et d’une imagination forte parle à des imaginations faibles, ses yeux sont en feu, et ce feu se communique ; ses tons, ses gestes, ébranlent tous les nerfs des auditeurs. Il crie : Dieu vous regarde, sacrifiez ce qui n’est qu’humain ; combattez les combats du Seigneur ; et on va combattre.

Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère.

Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances : il pourra bientôt tuer pour l’amour de Dieu.

[...]


Le plus grand exemple de fanatisme est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy, leurs concitoyens qui n’allaient point à la messe. Guyon, Patouillet, Chaudon, Nonotte, l’ex-jésuite Paulian, ne sont que des fanatiques du coin de la rue, des misérables à qui on ne prend pas garde ; mais un jour de Saint-Barthélemy ils feraient de grandes choses.

[...]

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Résumé

Voltaire commence par faire un distinguo clair entre la religion et ses adeptes. Ce sont ces derniers qu'il attaque, en décrivant les dérives des foules galvanisées par des prédicateurs peu scrupuleux. Il illustre son propos par l'exemple des Scythes offrant des sacrifices humains à Mars, puis par celui des ordalies chez les Gètes. Dans la deuxième section, l'auteur définit le fanatisme comme une folie, puis comme un extrémisme, et invoque à ce titre les victimes de la Saint-Barthélémy.
Œuvre : Dictionnaire philosophique, édition de 1898
Auteur : Voltaire
Parution : 1764
Siècle : XVIIIe
Place de l'extrait dans l'œuvre : Entre les articles "Faible" et "Fantaisie"

Thèmes

intolérance, fanatisme, obscurantisme, religion, Lumières, conformisme

Notions littéraires

Narration : Sans objet
Focalisation : Sans objet
Genre : Fragments, Article
Dominante : Argumentatif, Narratif
Registre : Didactique, Ironique
Mouvement : Les Lumières
Notions : situation d'énonciation, antithèse, parallélisme, métaphore filée, antiphrase, exemple illustratif, persuader, énumération, hypotypose, valeurs du présent, argumentation directe

Entrées des programmes

  • 3e - Vivre en société, participer à la société : dénoncer les travers de la société
  • 1ere - La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle

Approfondir les notions littéraires présentes dans ce texte

Le registre ironique

Un texte est ironique lorsque l’auteur dit le contraire de ce qu’il veut faire entendre au lecteur. Lisez notre article sur l'ironie.

Textes et œuvres en prolongement

Candide, "L'autodafé", Dictionnaire philosophique, "Blasphème","Traité sur la tolérance"