Voltaire - Article du Dictionnaire philosophique : "Blasphème"

C'est sur un ton plus didactique que polémique que Voltaire aborde la question du blasphème. L'ironie est présente, mais moins féroce que dans d'autres articles, et l'on est plutôt frappé ici par l'érudition du philosophe.

BLASPHÈME1.


C'est un mot grec qui signifie atteinte à la réputation. Blasphemia se trouve dans Démosthène. De là vient, dit Ménage, le mot de blâmer. Blasphème ne fut employé dans l’Église grecque que pour signifier injure faite à Dieu. Les Romains n’employèrent jamais cette expression, ne croyant pas apparemment qu’on pût jamais offenser l’honneur de Dieu comme on offense celui des hommes.

Il n’y a presque point de synonymes. Blasphème n’emporte pas tout à fait l’idée de sacrilège. On dira d’un homme qui aura pris le nom de Dieu en vain, qui dans l’emportement de la colère aura ce qu'on appelle juré le nom de Dieu : C'est un blasphémateur ; mais on ne dira pas : C’est un sacrilège. L'homme sacrilège est celui qui se parjure sur l’Évangile, qui étend sa rapacité sur les choses consacrées, qui détruit les autels, qui trempe sa main dans le sang des prêtres.

Les grands sacrilèges ont toujours été punis de mort chez toutes les nations, et surtout les sacrilèges avec effusion de sang.

L’auteur des Instituts au droit criminel compte parmi les crimes de lèse-majesté divine au second chef l’inobservation des fêtes et des dimanches. Il devait ajouter l'inobservation accompagnée d’un mépris marqué : car la simple négligence est un péché, mais non pas un sacrilège, comme il le dit. Il est absurde de mettre dans le même rang, comme fait cet auteur, la simonie, l’enlèvement d'une religieuse, et l’oubli d'aller à vêpres un jour de fête. C’est un grand exemple des erreurs où tombent les jurisconsultes qui, n’ayant pas été appelés à faire des lois, se mêlent d’interpréter celles de l’État.

Les blasphèmes prononcés dans l’ivresse, dans la colère, dans l’excès de la débauche, dans la chaleur d’une conversation indiscrète, ont été soumis par les législateurs à des peines beaucoup plus légères. Par exemple, l’avocat que nous avons déjà cité dit que les lois de France condamnent les simples blasphémateurs à une amende pour la première fois, double pour la seconde, triple pour la troisième, quadruple pour la quatrième. Le coupable est mis au carcan pour la cinquième récidive, au carcan encore pour la sixième, et la lèvre supérieure est coupée avec un fer chaud ; et pour la septième fois on lui coupe la langue. Il fallait ajouter que c’est l’ordonnance de 1666.

Les peines sont presque toujours arbitraires : c’est un grand défaut dans la jurisprudence. Mais aussi ce défaut ouvre une porte à la clémence, à la compassion ; et cette compassion est d’une justice étroite : car il serait horrible de punir un emportement de jeunesse comme on punit des empoisonneurs et des parricides. Une sentence de mort pour un délit qui ne mérite qu’une correction n’est qu’un assassinat commis avec le glaive de la justice.

N’est-il pas à propos de remarquer ici que ce qui fut blasphème dans un pays fut souvent piété dans un autre ?

[...]

Numa voit que sa petite horde de Romains est un ramas de flibustiers latins qui volent à droite et à gauche tout ce qu’ils trouvent, bœufs, moutons, volailles, filles. Il leur dit qu’il a parlé à la nymphe Égérie dans une caverne, et que la nymphe lui a donné des lois de la part de Jupiter. Les sénateurs le traitent d’abord de blasphémateur, et le menacent de le jeter de la roche Tarpéienne la tête en bas. Numa se fait un parti puissant. Il gagne des sénateurs qui vont avec lui dans la grotte d’Égérie. Elle leur parle ; elle les convertit. Ils convertissent le sénat et le peuple. Bientôt ce n'est plus Numa qui est un blasphémateur. Ce nom n'est plus donné qu’à ceux qui doutent de l’existence de la nymphe.

Il est triste parmi nous que ce qui est blasphème à Rome, à Notre-Dame de Lorette, dans l’enceinte des chanoines de San-Gennaro, soit piété dans Londres, dans Amsterdam, dans Stockholm, dans Berlin, dans Copenhague, dans Berne, dans Bâle, dans Hambourg. Il est encore plus triste que dans le même pays, dans la même ville, dans la même rue, on se traite réciproquement de blasphémateur.

Que dis-je ? des dix mille Juifs qui sont à Rome, il n’y en a pas un seul qui ne regarde le pape comme le chef de ceux qui blasphèment ; et réciproquement les cent mille chrétiens qui habitent Rome à la place des deux millions de joviens3 qui la remplissaient du temps de Trajan, croient fermement que les Juifs s’assemblent les samedis dans leurs synagogues pour blasphémer.

Un cordelier accorde sans difficulté le titre de blasphémateur au dominicain, qui dit que la sainte Vierge est née dans le péché originel, quoique les dominicains aient une bulle du pape qui leur permet d’enseigner dans leurs couvents la conception maculée, et qu’outre cette bulle ils aient pour eux la déclaration expresse de saint Thomas d'Aquin.

La première origine de la scission faite dans les trois quarts de la Suisse, et dans une partie de la basse Allemagne, fut une querelle dans l’église cathédrale de Francfort, entre un cordelier dont j’ignore le nom, et un dominicain nommé Vigan4.

Tous deux étaient ivres, selon l’usage de ce temps-là. L’ivrogne cordelier, qui prêchait, remercia Dieu dans son sermon de ce qu’il n'était pas jacobin, jurant qu’il fallait exterminer les jacobins blasphémateurs qui croyaient la sainte Vierge née en péché mortel, et délivrée du péché par les seuls mérites de son fils ; l’ivrogne jacobin lui dit tout haut : « Vous en avez menti, blasphémateur vous-même. » Le cordelier descend de chaire, un grand crucifix de fer à la main, en donne cent coups à son adversaire, et le laisse presque mort sur la place.

[...]

La foule de semblables sacrilèges est incroyable. C'est à quoi l’esprit de parti conduit.

Les jésuites ont soutenu pendant cent ans que les jansénistes étaient des blasphémateurs, et l’ont prouvé par mille lettres de cachet. Les jansénistes ont répondu, par plus de quatre mille volumes, que c’étaient les jésuites qui blasphémaient. l’écrivain des Gazettes ecclésiastiques prétend que tous les honnêtes gens blasphèment contre lui ; et il blasphème du haut de son grenier contre tous les honnêtes gens du royaume. Le libraire du gazetier blasphème contre lui, et se plaint de mourir de faim. Il vaudrait mieux être poli et honnête.

Une chose aussi remarquable que consolante, c’est que jamais, en aucun pays de la terre, chez les idolâtres les plus fous, aucun homme n’a été regardé comme un blasphémateur pour avoir reconnu un Dieu suprême, éternel et tout-puissant. Ce n'est pas sans doute pour avoir reconnu cette vérité qu’on fit boire la ciguë à Socrate, puisque le dogme d'un Dieu suprême était annoncé dans tous les mystères de la Grèce. Ce fut une faction qui perdit Socrate. On l’accusa au hasard de ne pas reconnaître les dieux secondaires : ce fut sur cet article qu’on le traita de blasphémateur.

On accusa de blasphème les premiers chrétiens par la même raison ; mais les partisans de l’ancienne religion de l'empire, les joviens, qui reprochaient le blasphème aux premiers chrétiens, furent enfin condamnés eux-mêmes comme blasphémateurs sous Théodose II.

Dryden a dit :


This side to day and the other to morrow burns,

And they are all God’s almighty in their turns.

Tel est chaque parti, dans sa rage obstiné,

Aujourd’hui condamnant, et demain condamné.



1Questions sur l'Encyclopédie, troisième partie, 1770. (B.)


2Voltaire fait allusion ici à l’affaire du chevalier La Barre.


3Joviens, adorateurs de Jupiter. (Note de Voltaire.)


4Voltaire a déjà raconté le fait dans son Essai sur les Mœurs, chapitre CXXIX. Il y revint dans son Avis sur les parricides imputés aux Calas, etc., paragraphe viii. Voyez les Mélanges, année 1766.


5Voyez tome XII, la note 1 de la page 292.


6Voyez les Voyages de Burnet, évêque de Salisbury ; l’Histoire des dominicains de Berne, par Abraham Ruchat, professeur à Lausanne ; le Procès-verbal de la condamnation des dominicains : et l’Original du procès, conservé dans la bibliothèque de Berne. Le même fait est rapporté dans l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations, chapitre CXXIX. Puisse-t-il être partout ! Personne ne le connaissait en France il y a vingt ans. (Note de Voltaire.)


Accédez à ce texte pour
1 €

Cet achat vous donne un accès permanent au texte « Voltaire - Article du Dictionnaire philosophique : "Blasphème" » uniquement. Si vous ne créez pas de compte utilisateur avant d'efféctuer votre achat, vous aurez un accès temporaire au texte mais vous pourrez à tout moment le récupérer en créant un compte utilisateur avec le même email que vous aurez utilisé lors de votre achat.

Résumé

Une fois n'est pas coutume, Voltaire ouvre son article par la définition du mot "blasphème", qu'il oppose à celle de "sacrilège". Il pointe ensuite l'arbitraire des peines encourues pour ces deux délits, avant de regretter le relativisme culturel dont ils font l'objet, et qu'il illustre grâce au récit burlesque de la querelle entre un cordelier et un dominicain. Il mentionne également les dissensions entre jésuites et jansénistes, et la difficile transition du polythéisme au monothéisme. Tout en remarquant qu'aucun homme n'a jamais été attaqué pour blasphème en proclamant l'existence d'un Dieu "suprême, éternel et tout-puissant"... Pour conclure, Voltaire s'en remet au poète anglais John Dryden, dont il cite deux vers.
Œuvre : Dictionnaire philosophique, édition Garnier frères, 1898
Auteur : Voltaire
Parution : 1764
Siècle : XVIIIe
Place de l'extrait dans l'œuvre : Avant l'article "Blé"

Thèmes

blasphème, dogme, relativisme, culture, intolérance, injustice, justice

Notions littéraires

Narration : Sans objet
Focalisation : Sans objet
Genre : Article, Essai
Dominante : Argumentatif, Narratif
Registre : Burlesque, Ironique, Didactique
Mouvement : Les Lumières
Notions : valeurs du présent, présent de narration, présent de vérité générale, modalisateurs, vocabulaire évaluatif, péjoratif, mélioratif, question rhétorique, thèse, argumentation directe

Entrées des programmes

  • 3e - Vivre en société, participer à la société : dénoncer les travers de la société
  • 1ere - La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle

Approfondir les notions littéraires présentes dans ce texte

Le registre ironique

Un texte est ironique lorsque l’auteur dit le contraire de ce qu’il veut faire entendre au lecteur. Lisez notre article sur l'ironie.

Textes et œuvres en prolongement

Dictionnaire philosophique : "Certain, certitude"; Dictionnaire philosophique : "Fanatisme"