Une identification impossible - Alice Zeniter, Toute une moitié du monde

Dans son essai autobiographique "Toute une moitié du monde", Alice Zeniter évoque avec toute sa subjectivité la difficulté qu'elle a éprouvé, enfant, à s'identifier à des personnages féminins. Pour étayer son propos, elle n'hésite pas à faire appel à des figures tutélaires telles Simone de Beauvoir ou Céline Sciamma.

 Revenons-en à la question sur laquelle je trébuche : à qui me suis-je identifiée lors de mes lectures ? Avant d’être adulte, toujours aux personnages masculins: j’ai été Bastien Balthazar Bux, pas la Petite Impératrice, j’ai été d’Artagnan, pas Constance Bonacieux, j’ai été Jean Valjean pas Cosette - pour la bonne et simple raison que la Petite Impératrice est prisonnière de sa tour d’ivoire, que Constance Bonacieux passe son temps à se faire enlever et que Cosette troque les maltraitances des Thénardier contre la surveillance des bonnes sœurs du couvent, toutes situations qui répliquaient (en les exagérant) l’état d’impuissance qui était le mien et dont je cherchais à m’échapper par la lecture. Je lisais enfermée dans une chambre dont mon petit corps et mon statut de mineure ne me permettaient pas de sortir, ou jamais assez loin, et les personnages féminins que je rencontrais lors de ces lectures étaient elles-mêmes des prisonnières, des recluses ou des ballottées par la volonté des forts. Forcément, je me projetais dans l’autre genre, celui qui agissait, celui contre qui les quatre murs d’une chambre ou d’une cellule paraissaient ne rien pouvoir. J’ai été un homme presque tout le temps de ma vie de lectrice. D’abord avec un immense plaisir et puis avec un certain agacement, dû à la lassitude, sans doute. J’ai été enchantée de découvrir, dans La Force des choses, la colère qu’avait ressentie Simone de Beauvoir à la lecture de Pour qui sonne le glas. Malgré mon amour pour ce roman, j’ai compris instantanément la détestation qu’elle éprouve pour les « complicités que nous propose Hemingway à tous les tournants de ses récits », complicités qui « impliquent que nous avons conscience d’être, comme lui, aryens, mâles, dotés de fortune et de loisirs, n’ayant jamais éprouvé notre corps que sous la figure du sexe et de la mort » et qui montrent assez à qui il s’adresse quand il écrit, quel lectorat il se souhaite. « Un style peut tromper, mais ce n’est pas un hasard si la droite lui a tressé de luxueuses couronnes : il a peint et exalté le monde des privilégiés », écrit Beauvoir. Je me demande aujourd’hui si les garçons qui grandissaient à côté de moi ont pu connaître une expérience similaire : est-ce qu’une fiction leur a permis, au moins une fois, de s’identifier à une fille, à une femme ? Je n’en suis pas sûre (et serais ravie d’entendre les récits d’expériences enfantines qui me me contredisent) tout simplement parce qu’ils n’ont pas eu à le faire, ils disposaient de tout un corpus qui leur permettait de suivre des personnages masculins. Un ami irlandais m’a raconté, il y a quelques années, la stupeur dans laquelle avait été plongée sa classe de garçons (il était scolarisé dans un lycée non mixte) lorsque leur professeur leur avait demandé de lire Orgueil et préjugés, de Jane Austen : c’était forcément une blague, ou une volonté de les humilier, sinon pourquoi leur faire lire des histoires de filles ? Dans « Sortir les lesbiennes du placard », un documentaire radio de Clémence Allezard, la réalisatrice Céline Sciamma déclare qu’elle tient délibérément les hommes hors cadre, hors champ et ajoute que ça permet aux spectateurs masculins de s’identifier aux personnages féminins qu’elle filme. Ce qui pourrait se présenter a priori comme une comme une exclusion est en réalité le seul moyen de les inclure. Trop peu habitués à passer d’un genre à l’autre lorsqu’ils entrent dans une œuvre de fiction, les hommes se projetteraient toujours d’emblée sur les personnages masculins et il faudrait faire disparaître ceux-ci pour que les spectateurs puissent connaître ce que les spectatrices et lectrices pratiquent depuis toujours : une identification indépendante du genre. 

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Résumé

Etant enfant, Alice Zeniter, boulimique de lecture, ne peut s'identifier qu'à des personnages masculins, les personnages féminins étant systématiquement mis dans des situations d'aliénation ou d'oppression (Constance Bonacieux, Cosette...) A la lecture de La Force des choses, ses intuitions sont confirmées, et elle se demande alors si les garçons, eux, sont amenés dans l'enfance à s'identifier de temps à autre à des personnages féminins. Le témoignage d'un ami semble ne pas aller dans ce sens. La réalisatrice Céline Sciamma, quant à elle, déclare laisser les hommes hors-champ dans le but d'obliger les spectateurs à s'identifier à des personnages féminins.
Œuvre : Toute une moitié du monde
Auteur : Alice Zeniter
Parution : 2022
Siècle : XXIe

Thèmes

féminisme, littérature, identification, genre

Notions littéraires

Narration : 1re personne
Focalisation : Sans objet
Genre : Essai
Dominante : Argumentatif
Registre : Lyrique
Mouvement : Littérature contemporaine
Notions : question rhétorique, parallélisme, subjectivité, modalisateurs, discours rapporté

Entrées des programmes

  • 3e - Se chercher, se construire : se raconter, se représenter
  • 2nde - La littérature d’idées et la presse du XIXe siècle au XXIe siècle