Un repas entre pensionnaires - Le Père Goriot, Balzac

Dans cette scène de repas, Balzac exploite à la fois le discours direct et les privilèges de l'ominiscience, pour dresser le portrait satirique d'une petite bourgeoisie médiocre et médisante, dont il analyse les tics linguistiques et les rapports dominant/dominé.

Les pensionnaires, internes et externes, arrivèrent les uns après les autres, en se souhaitant mutuellement le bonjour, et se disant de ces riens qui constituent, chez certaines classes parisiennes, un esprit drôlatique dans lequel la bêtise entre comme élément principal, et dont le mérite consiste particulièrement dans le geste ou la prononciation. Cette espèce d'argot varie continuellement. La plaisanterie qui en est le principe n'a jamais un mois d'existence. Un événement politique, un procès en cour d'assises, une chanson des rues, les farces d'un acteur, tout sert à entretenir ce jeu d'esprit qui consiste surtout à prendre les idées et les mots comme des volants, et à se les renvoyer sur des raquettes. La récente invention du Diorama, qui portait l'illusion de l'optique à un plus haut degré que dans les Panoramas, avait amené dans quelques ateliers de peinture la plaisanterie de parler en rama, espèce de charge qu'un jeune peintre, habitué de la pension Vauquer, y avait inoculée. 

Eh bien ! monsieurre Poiret, dit l'employé au Muséum, comment va cette petite santérama ? Puis, sans attendre sa réponse :

— Mesdames, vous avez du chagrin, dit-il à madame Couture et à Victorine. 

— Allons-nous dinaire ? s'écria Horace Bianchon, un étudiant en médecine, ami de Rastignac, ma petite estomac est descendue usque ad talones. 

— Il fait un fameux froitorama ! dit Vautrin. Dérangez-vous donc, père Goriot ! Que diable ! votre pied prend toute la gueule du poêle. 

— Illustre monsieur Vautrin, dit Bianchon, pourquoi dites-vous froitorama ? il y a une faute, c'est froidorama. 

— Non, dit l'employé du Muséum, c'est froitorama, par la règle : j'ai froit aux pieds. 

— Ah ! ah ! 

—Voici son excellence le marquis de Rastignac, docteur en droit-travers, s'écria Bianchon en saisissant Eugène par le cou et le serrant de manière à l'étouffer. Ohé, les autres, ohé ! 

Mademoiselle Michonneau entra doucement, salua les convives sans rien dire, et s'alla placer près des trois femmes. 

— Elle me fait toujours grelotter, cette vieille chauve-souris, dit à voix basse Bianchon à Vautrin en montrant mademoiselle Michonneau. Moi qui étudie le système de Gall, je lui trouve les bosses de Judas. 

— Monsieur l'a connu ? dit Vautrin. 

— Qui ne l'a pas rencontré ! répondit Bianchon. Ma parole d'honneur, cette vieille fille blanche me fait l'effet de ces longs vers qui finissent par ronger une poutre. 

— Voilà ce que c'est, jeune homme, dit le quadragénaire en peignant ses favoris. 

                       Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses,

                                  L'espace d'un matin.

—Ah ! ah ! voici une fameuse soupeaurama, dit Poiret en voyant Christophe qui entrait en tenant respectueusement le potage. 

— Pardonnez-moi, monsieur, dit madame Vauquer, c'est une soupe aux choux. 

Tous les jeunes gens éclatèrent de rire.

"Enfoncé, Poiret !

— Poirrrrrette enfoncé !

— Marquez deux points à maman Vauquer, dit Vautrin.

— Quelqu'un a-t-il fait attention au brouillard de ce matin ? dit l'employé.

— C'était, dit Bianchon, un brouillard frénétique et sans exemple, un brouillard lugubre, mélancolique, vert, poussif, un brouillard Goriot."

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Résumé

Balzac ouvre la description par des considérations sociologiques : les pensionnaires de la maison Vauquer, lorsqu'ils sont réunis, incarnent une classe parisienne caractérisée par son art "drolatique" de la conversation. Il propose la genèse d'un tic de langage en vogue chez Madame Vauquer : celui d'ajouter à tous les mots le suffixe "-rama". Puis il laisse la parole aux pensionnaires, qui échangent de mauvaises plaisanteries. L'irruption de Madame Michonneau fait dévier la conversation vers les basses médisances. Madame Vauquer entre ensuite et provoque l'hilarité en ne comprenant pas le bon mot de "soupeaurama".
Œuvre : Le Père Goriot
Auteur : Honoré de Balzac
Parution : 1834
Siècle : XIXe
Place de l'extrait dans l'œuvre : Partie I - Une pension bourgeoise

Thèmes

linguistique, sociologie, typologie, repas, communauté

Notions littéraires

Narration : 3e personne
Focalisation : Omnisciente
Genre : Roman
Dominante : Dialogue, Explicatif
Registre : Satirique, Didactique
Mouvement : Réalisme
Notions : discours direct, vocabulaire évaluatif, comparaison, métalinguistique, valeurs du présent

Entrées des programmes

  • 4e - Regarder le monde, inventer des mondes : la fiction pour interroger le réel - roman
  • 4e - Questionnement complémentaire : la ville, lieu de tous les possibles ? - romans du XIXe à nos jours présentant des représentations contrastées du milieu urbain
  • 2nde - Le roman et le récit du XVIIIe au XXIe siècle
  • 1ere - Le roman et le récit du Moyen-Age au XXIe siècle

Les figures de style et procédés d'écriture

  • énumération

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Le registre satirique

Un texte satirique est un texte dont le but premier est de prendre pour cible un individu, un groupe, des valeurs ou des thèmes à première vue respectables, et de les rabaisser en en dévoilant les travers. Lisez notre article sur le registre satirique.

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