Quand elle sortit de la cour pavée de grandes pierres plates et ornées de neige, enjolivée d’un long fil d’eau tombant dans un bassin de pierre avec des fleurs de glace tout autour, et qu’elle vit le paysage, elle en eut un éblouissement : la maison, basse et large, accolée au talus avec l’idée de se garer du vent et des hommes, recouverte de vieilles tuiles rose chair, leurs rangées ondulées à force d’être poussées par le vent, formait le gros plan d’un paysage immense. Les cônes des montagnes se cachaient les uns derrière les autres, et se déplaçaient au fur et à mesure que la femme elle-même avançait. Elle grimpa le talus, laissant derrière elle, dans la neige lisse, des traces pas plus grandes que celles d’un pied d’enfant. Elle avait aussi le teint d’un enfant, maintenant que la fatigue de la nuit était balayée par l’air de la marche, et de grands yeux de femme… En haut du talus, il y avait un chemin. La femme le prit jusqu’au petit bois où elle l’abandonna pour un sentier qui s’y enfonçait. Cela sentait bon la neige là-dedans, comme une armoire de linge frais, il ne faisait pas froid du tout, et si le soleil avait chauffé un tout petit peu plus, il aurait fait couler toute cette blancheur, fragile comme de la belle dentelle. Extraordinairement parfaite, elle bordait chaque branche nue, chaque aiguille… A la sortie du petit bois, c’était l’autre versant et on se serait cru dans un autre pays, une vallée avec un fond de montagnes, mais des montagnes plus rudes, plus nues. Ici toutes les pentes n’étaient pas enneigées, il y en avait qui ressemblaient à des joues mal rasées, foncées et rugueuses. Quelques fermes. La femme traversa un champ avec une cabane, rejoignit un chemin. Le soleil faisait de grands éclairages sur la pierre des sommets, sur les plis blancs de la neige. Des troupeaux de moutons broutaient sur les pentes une herbe sans couleur, se déplaçant d’un seul tenant. Des bergères, tout en noir, enveloppées de fichus et de châles, coiffées de chapeaux noirs, ronds, se tenaient debout, au soleil, et tricotaient, l’œil sur la passante. Des chiens bergers aboyaient gaiement, courant derrière elle, lui sautant après et retournaient calmement à leurs devoirs.
"Les amants d'Avignon", in Le premier accroc coûte deux cents francs