Umberto Eco, "Captatio malevolentiae"

C'est avec légèreté et ironie qu'Umberto Eco nous rappelle les fondements de la rhétorique antique, en imaginant une nouvelle technique oratoire bien paradoxale : celle de la "captation malevolentiae"... A travers cet exemple, il veut redonner ses lettres de noblesse au débat d'idées.

Je ne sais pas si cela vaut la peine de dire ce que je vais dire parce que j'ai clairement conscience de m'adresser à une masse d'idiots à la cervelle liquéfiée et que je suis sûr que vous ne comprendrez rien.


Ce début vous plaît ? Il s'agit d'un cas de captatio malevolentiae, c'est-à-dire de l'usage d'une figure de rhétorique qui n'existe pas et ne peut exister, qui vise à s'aliéner l'auditoire et à le mettre dans de mauvaises dispositions vis-à-vis de l'orateur. Entre parenthèses, je croyais avoir inventé il y a quelques années la captatio malevolentiae pour définir l'attitude caractéristique d'un ami, mais ensuite, en contrôlant sur Internet, j'ai vu qu'il existe maintenant de nombreux sites où la captatio malevolentiae est citée.

Tout serait différent si j'avais commencé ainsi : "Je ne sais pas si cela vaut la peine de dire ce que je vais dire, parce que j'ai clairement conscience de m'adresser à une masse d'idiots à la cervelle liquéfiée, mais je ne parle que par respect pour les deux ou trois personnes présentes dans cette salle qui n'appartiennent pas à la majorité d'imbéciles." Ce serait un cas de captatio malevolentiae parce que chacun de vous serait automatiquement persuadé d'être l'un de ces deux ou trois et, pensant aux autres avec mépris, me suivrait avec une affectueuse complicité.

La captatio benevolentiae est un artifice rhétorique qui consiste, comme vous l'avez sûrement déjà compris, à s'assurer d'entrée de jeu la sympathie de l'interlocuteur. Une des formes communes de captatio est par exemple cet exorde : "C'est pour moi un honneur de parler devant un auditoire aussi compétent" ; une forme classique de captatio (classique au point d'être parfois retournée sur le mode ironique) est : "Comme vous nous l'apprenez", formule par laquelle, en rappelant à quelqu'un ce qu'il ne sait pas ou qu'il a oublié, on déclare par avance qu'on est presque honteux de le répéter, parce que, à l'évidence, l'interlocuteur est le premier à le savoir.

Pourquoi, en rhétorique, enseigne-t-on la captatio benevolentiae ? Comme chacun sait, la rhétorique n'est pas cette chose, tenue pour malséante, qui fait que nous employons des mots inutiles ou que nous nous prodiguons en appels émotionnels excessifs ; ce n'est pas non plus, comme le veut une lamentable vulgate, un art de sophiste - au moins, les sophistes grecs qui la pratiquaient n'étaient-ils pas ces scélérats que nous présente souvent une culture superficielle. D'ailleurs, le grand maître d'un bon art de la rhétorique a été précisément Aristote, et Platon, dans ses dialogues, recourait à des artifices rhétoriques des plus raffinés et les employait précisément pour lutter contre les sophistes.

La rhétorique est une technique de la persuasion et, là encore, la persuasion n'est pas une mauvaise chose, bien que l'on puisse, par des moyens blâmables, persuader quelqu'un de faire quelque chose de contraire à son intérêt. Une technique de la persuasion a été élaborée et étudiée parce qu'il n'y a pas beaucoup de choses sur lesquelles on puisse convaincre son interlocuteur par des raisonnements apodictiques. Une fois qu'on a établi ce que sont un angle, un côté, une surface, un triangle, personne ne peut mettre en doute la démonstration du théorème de Pythagore. Mais, pour la plus grande partie de la vie quotidienne, on discute sur des choses à propos desquelles on peut avoir des opinions différentes. Dans la rhétorique ancienne, on distinguait la rhétorique judiciaire (au tribunal, on peut discuter du fait qu'un indice soit probant ou non), délibérative (celle des parlements et assemblées, où l'on débat par exemple pour savoir s'il est juste de dédoubler la route d'un col, de refaire l'ascenseur d'une copropriété, de voter pour Pierre plutôt que pour Paul) et épidictique, c'est-à-dire pour louer ou blâmer quelque chose et nous sommes tous d'accord pour dire qu'il n'existe pas de lois mathématiques pour établir si Gary Cooper est plus séduisant que Humphrey Bogart, si Omo lave plus blanc que Dash.

Comme, dans la plupart des débats de ce monde, on débat de questions qui sont objet de discussion, la technique rhétorique apprend à trouver les opinions sur lesquelles sont d'accord la majorité des auditeurs, à élaborer des raisonnements difficilement contestables, à employer le langage le plus approprié pour convaincre de la qualité de notre proposition et à susciter dans l'auditoire les émotions propres à faire triompher notre argumentation, y compris la captatio benevolentiae.

Naturellement, il y a des discours persuasifs qui peuvent facilement être combattus par des discours, plus persuasifs encore, qui montrent les limites d'une argumentation. Vous connaissez peut-être tous (captatio) cette publicité imaginaire qui dit : "Mangez de la merde, des millions de mouches ne peuvent pas se tromper" et qui est employée parfois de façon ironique pour contester l'idée que les majorités ont toujours raison.

Traduit de l'italien par Pierre Laroche. © 2006, RCS libri S.p.A Bompiani, Milan. © 2006, éditions Grasset & Fasquelle pour la traduction française.


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Résumé

Umberto Eco ouvre son texte par une provocation, qui constitue en fait un exemple de"captatio malevolentiae", notion qu'il définit peu après, et qui s'inspire de la fameuse "captation benevolentiae" chère aux orateurs latins. Eco prend ensuite la défense de la rhétorique, injustement considérée un instrument de manipulation. Il rappelle à quel point elle est nécessaire, dans un monde où si peu de choses sont scientifiquement démontrables. Les trois domaines de la rhétorique ancienne sont redéfinis : rhétorique judiciaire, délibérative et épidictique. Il conclut en admettant que toute argumentation a ses limites, et pourra toujours être contredite par la suivante...
Œuvre : A reculons, comme une écrevisse
Auteur : Umberto Eco
Parution : 2006
Siècle : XXIe

Thèmes

rhétorique, argumentation, captatio, persuasion, technique oratoire

Notions littéraires

Narration : Sans objet
Focalisation : Sans objet
Genre : Essai
Dominante : Argumentatif
Registre : Didactique, Ironique
Notions : réfutation, captatio benevolentiae, question rhétorique, thèse, exemple, énonciation, situation d'énonciation, vocabulaire évaluatif, péjoratif, mélioratif, monologue, argumentation directe

Entrées des programmes

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  • 2nde - La littérature d’idées et la presse du XIXe siècle au XXIe siècle

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