Quand le café fut pris, tasses, cafetières et cuillers disparurent à la fois, et la conversation commença, certes la plus curieuse que j’aie jamais ouïe, car aucun de ces étranges causeurs1 ne regardait l’autre en parlant : ils avaient tous les yeux fixés sur la pendule.
Je ne pouvais moi-même en détourner mes regards et m’empêcher de suivre l’aiguille, qui marchait vers minuit à pas imperceptibles.
Enfin, minuit sonna ; une voix, dont le timbre était exactement celui de la pendule, se fit entendre et dit :
— Voici l’heure, il faut danser.
Toute l’assemblée se leva. Les fauteuils se reculèrent de leur propre mouvement ; alors, chaque cavalier prit la main d’une dame, et la même voix dit :
— Allons, messieurs de l’orchestre, commencez !
J’ai oublié de dire que le sujet de la tapisserie était un concerto italien d’un côté, et de l’autre une chasse au cerf où plusieurs valets donnaient du cor, des piqueurs et les musiciens, qui, jusque-là, n’avaient fait aucun geste, inclinèrent la tête en signe d’adhésion.
Le maestro leva sa baguette, et une harmonie vive et dansante s’élança des deux bouts de la salle.
On dansa d’abord le menuet.
Mais les notes rapides de la partition exécutée par les musiciens s’accordaient mal avec ces graves révérences : aussi chaque couple de danseurs, au bout de quelques minutes se mit à pirouetter comme une toupie d’Allemagne. Les robes de soie des femmes, froissées dans ce tourbillon dansant, rendaient des sons d’une nature particulière ; on aurait dit le bruit d’ailes d’un vol de pigeons. Le vent qui s’engouffrait par-dessous les gonflait prodigieusement de sorte qu’elles avaient l’air de cloches en branle.
L’archet des virtuoses passait si rapidement sur les cordes, qu’il en jaillissait des étincelles électriques. Les doigts des flûteurs se haussaient et se baissaient comme s’ils eussent été de vif-argent ; les joues des piqueurs étaient enflées comme des ballons, et tout cela formait un déluge de notes et de trilles si pressés et de gammes ascendantes et descendantes si entortillées, si inconcevables, que les démons eux-mêmes n’auraient pu deux minutes suivre une pareille mesure.
Aussi, c’était pitié de voir tous les efforts de ces danseurs pour rattraper la cadence. Ils sautaient, cabriolaient, faisaient des ronds de jambe, des jetés battus et des entrechats de trois pieds de haut, tant que la sueur, leur coulant du front sur les yeux, leur emportait les mouches et le fard. Mais ils avaient beau faire, l’orchestre les devançait toujours de trois ou quatre notes.
La pendule sonna une heure ; ils s’arrêtèrent. Je vis quelque chose qui m’avait échappé : une femme qui ne dansait pas.
1Le narrateur, invité par un ami, dort dans une chambre où les objets se sont animés, notamment les personnages des tableaux accrochés au mur...