Dans la première partie de son autobiographie "Souvenirs pieux", Marguerite Yourcenar évoque sa mère Fernande. Celle-ci étant morte en couches, l'auteure ne peut que conjecturer à partir des témoignages et documents qu'elle a à sa disposition.Ici : une photographie mortuaire.
Un peu plus tard, Fernande reçut une dernière visite, mais cette fois il n'était plus question d'échanger avec cette personne quelques mots ou de l'accueillir d'un sourire. C'était le photographe. Il fit son entrée avec les instruments de son art sorcier : les plaques de verre sensibilisées de façon à fixer pour longtemps, sinon. pour toujours, l'aspect des choses, la chambre obscure construite à l'instar de l'oeil et pour suppléer aux manques de la mémoire, le trépied avec son voile noir. Outre la dernière image de Madame de C., cet inconnu m'a conservé ainsi des vestiges de décor grâce auxquels je recrée cet intérieur oublié. Au chevet de Fernande, deux candélabres à cinq branches ne portent chacun que trois rituelles bougies allumées, ce qui donne je ne sais quoi de lugubre à cette scène qui ne serait autrement que solennelle et calme. Le dossier du lit d'acajou se détache sur les drapés du ciel de lit, avec, entrevu à gauche, un segment d'une autre couche toute pareille, soigneusement recouverte de sa courtepointe à ruches, et dans laquelle cette nuit-là personne assurément n'a dormi. Je me trompe : en examinant de plus près l'image, j'aperçois sur un coin de la courtepointe une masse noire : les pattes de devant et le nez de Trier pelotonné sur le lit de son maître, et que Monsieur de C. aura trouvé gentil et touchant de laisser là.
Les trois femmes avaient arrangé Fernande avec le plus grand soin. Elle donne surtout l'impression d'être exquisement propre : les coulées de sueurs, le suintement des lochies ont été lavés et séchés ; une sorte d'arrêt temporaire semble se produire entre les dissolutions de la vie et celles de la mort. Cette gisante de 1903 est revêtue d'une chemise de nuit de batiste aux poignets et au col ornés de dentelles ; un tulle diaphane voile imperceptiblement son visage et nimbe ses cheveux, qui paraissent très sombres, par contraste avec la blancheur du linge. Ses mains, entrelacées d'un chapelet, sont jointes sur le haut du ventre ballonné par la péritonite, qui bombe le drap comme si elle attendait encore son enfant.