Situation de Baudelaire - Conférence prononcée à Monaco le 19 février 1924

Dans cette conférence prononcée en 1924, Valéry livre une réflexion critique très poussée sur l'oeuvre poétique de Baudelaire, et sur son esthétique.

Monseigneur,

Mesdames, Messieurs,


Baudelaire est au comble de la gloire. Ce petit volume des Fleurs du Mal, qui ne compte pas trois cents pages, balance dans l'estime des lettrés les oeuvres les plus illustres et les plus vastes. Il a été traduit dans la plupart des langues européennes : c'est un fait sur lequel je m'arrêterai un instant, car il est, je crois, sans exemple dans l'histoire des lettres françaises.


Les poètes français ne sont généralement que peu connus et goûtés de l'étranger. On nous accorde assez aisément l'avantage de la prose ; mais la puissance poétique nous est chichement et difficilement concédée. L'ordre et l'espèce de rigueur qui règnent dans notre langue depuis le XVIIe siècle, notre accentuation particulière, notre stricte prosodie, notre goût de la simplification et de la clarté immédiate, notre crainte de l'exagération et du ridicule, une sorte de pudeur dans l'expression et la tendance abstraite de notre esprit nous ont fait une poésie assez différente de celle des autres nations, et qui leur est le plus souvent imperceptible. La Fontaine paraît insipide aux étrangers. Racine leur est interdit. Ses harmonies sont trop subtiles, son dessin trop pur, son discours trop élégant et trop nuancé, pour n'être pas insensible à ceux-là qui n'ont pas de notre langue une connaissance intime et originelle.

Victor Hugo lui-même n'a guère été répandu hors de France que par ses romans.

Mais avec Baudelaire, la poésie française sort enfin des frontières de la nation. Elle se fait lire dans le monde ; elle s'impose comme la poésie même de la modernité ; elle engendre l'imitation et féconde de nombreux esprits. Des hommes, tels que Swinburne et Gabriele d'Annunzio, témoignent magnifiquement de l'influence baudelairienne à l'extérieur.

Je puis donc dire que s'il est, parmi nos poètes, des poètes plus grands et plus puissamment doués que Baudelaire, il n'en est point de plus important.

A quoi tient cette importance singulière ? Comment un être aussi particulier, aussi éloigné de la moyenne que Baudelaire l'était, a-t-il pu engendrer un mouvement aussi étendu ? Je voudrais le rechercher avec vous.



Cette grande faveur posthume, cette fécondité spirituelle, cette gloire qui est à son plus haut période2, doivent dépendre non seulement de sa valeur propre en tant que poète, mais encore de circonstances exceptionnelles. C'est une circonstance exceptionnelle qu'une intelligence critique associée à la vertu de poésie. Baudelaire doit à cette rare alliance une découverte capitale. Il était né sensuel et précis ; il était d'une sensibilité dont l'exigence le conduisait aux recherches les plus délicates de la forme ; mais ces dons n'eussent fait de lui qu'un émule de Gautier, sans doute, ou un excellent artiste du Parnasse, s'il n'eût, par la curiosité de son esprit, mérité la chance de découvrir dans les ouvrages d'Edgar Poe un Nouveau Monde intellectuel. Le démon de la lucidité, le génie de l'analyse, et l'inventeur des combinaisons les plus neuves et les plus séduisantes de la logique avec l'imagination, de la mysticité avec le calcul, le psychologue de l'exception, l'ingénieur littéraire qui approfondit et utilise toutes les ressources de l'art, lui apparaissent et l'émerveillent. Tant de vues originales et de promesses extraordinaires l'ensorcellent. Son talent en est transformé, sa destinée en est magnifiquement changée !

Je reviendrai tout à l'heure sur les effets de ce magique contact de deux esprits.

 Mais je dois considérer maintenant une seconde circonstance remarquable de la formation de Baudelaire.

Au moment qu'il arrive à l'âge d'homme, le Romantisme est à son apogée ; une éblouissante génération est en possession de l'empire des Lettres. Lamartine, Hugo, Musset, Vigny sont les maîtres de l'instant.

Plaçons-nous dans la situation d'un jeune homme qui arrive en 1840 à l'âge d'écrire. Il est nourri de ceux que son instinct lui commande impérieusement d'abolir. Son existence littéraire qu'ils ont provoquée et alimentée, que leur gloire a excitée, que leurs ouvrages ont déterminée, toutefois est nécessairement suspendue à la négation, au renversement, au remplacement de ces hommes qui lui semblent remplir tout l'espace de la renommée et lui interdire l'un, le monde des formes, l'autre, celui des sentiments, un autre, le pittoresque, un autre, la profondeur...

Il s'agit de se distinguer à tout prix d'un ensemble de grands poètes exceptionnellement réunis par quelque hasard, dans la même époque, tous en pleine vigueur.

Le problème de Baudelaire pouvait donc, — se poser ainsi : Etre un grand poète, mais n'être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset. Je ne dis pas que ce propos fut conscient, mais il était nécessairement en Baudelaire, et même essentiellement Baudelaire. Il était sa raison d'état. Dans les domaines de la création, qui sont aussi les domaines de l'orgueil, le besoin, le devoir, la fonction de se distinguer, sont indivisibles de l'existence même. Baudelaire écrit dans son projet de préface aux Fleurs du Mal : "Des poètes illustres s'étaient partagé depuis longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poétique..." etc. — Je ferai donc AUTRE CHOSE."

En somme, il est amené, il est contraint, par l'état de son âme et des données, à s'opposer de plus en plus nettement au système, ou à l'absence de système, que l'on appelle le Romantisme.


Je ne vais pas définir ce terme. Il faudrait, pour s'y essayer, avoir perdu tout sentiment de la rigueur. Je ne m'occupe ici que de restituer les réactions et les intuitions les plus probables de notre poète à l'état naissant, quand il se confronte avec la littérature de son époque. Baudelaire en reçoit une certaine impression qu'il nous est permis, et même assez facile, de reconstituer. Nous possédons en effet, grâce à la suite du temps et au développement ultérieur des événements littéraires, — grâce même à Baudelaire, à son oeuvre et à la fortune de cette oeuvre, — un moyen simple et sûr de préciser notre idée plus ou moins vague, plus ou moins arbitraire, du Romantisme. Ce moyen consiste dans l'observation de ce qui a succédé au Romantisme, qui est venu l'altérer, lui apporter des corrections et des contradictions, et enfin se substituer à lui. Il suffit de considérer les mouvements et les oeuvres qui se sont produits après lui, contre lui, et qui sont inévitablement, nécessairement automatiquement, des réponses exactes à ce qu'il était. Le Romantisme ainsi regardé fut donc ce à quoi le naturalisme riposta ; et ce contre quoi s'assembla le Parnasse ; et il fut mêmement ce qui détermina l'attitude particulière de Baudelaire. Il fut ce qui suscita presque simultanément contre soi la volonté de perfection, le mysticisme de "l'art pour l'art", l'exigence de l'observation et de la fixation impersonnelle des choses ; le désir, en un mot, d'une substance plus solide et d'une forme plus savante et plus pure. Rien ne nous renseigne plus clairement sur les romantiques que l'ensemble des programmes et des tendances de leurs successeurs.

Peut-être que les vices du Romantisme ne sont que les excès inséparables de la confiance en soi-même ?

Quoi qu'il en soit, l'ère des scrupules commence vers le temps de la jeunesse de Baudelaire. Gautier déjà proteste et réagit contre le relâchement des conditions de la forme, contre l'indigence ou l'impropriété du langage. Bientôt, les efforts divers de Sainte-Beuve, de Flaubert, de Leconte de Lisle s'opposeront à la facilité passionnée, à l'inconsistance du style, aux débordements de niaiserie ou de bizarrerie... Parnassiens et réalistes consentiront à perdre en intensité apparente, en abondance, en mouvement oratoire, ce qu'ils gagneront en profondeur, en vérité, en qualité technique ou intellectuelle.

Je dirai, en résumé, que la substitution de ces diverses écoles au "Romantisme" peut se concevoir comme la substitution d'une action réfléchie à une action spontanée. L'oeuvre romantique, en général, supporte assez mal une lecture ralentie, et hérissée des résistances d'un lecteur difficile et raffiné.


Baudelaire était ce lecteur. Baudelaire a le plus grand intérêt, — un intérêt vital,— à percevoir, à constater, à s'exagérer toutes les faiblesses et les lacunes du Romantisme, observées dans les oeuvres et les personnes de ses plus grands hommes. Le Romantisme est à son apogée, a-t-il pu se dire, donc il est mortel ; et il a dû considérer les dieux et les demi-dieux du moment, de cet oeil dont Talleyrand et Metternich, vers 1807, regardaient étrangement le maître du monde...

Baudelaire regardait Victor Hugo ; il n'est pas impossible de conjecturer ce qu'il en pensait.

Hugo régnait ; il avait pris sur Lamartine l'avantage d'un matériel infiniment plus puissant et plus précis. Le vaste registre de ses mots, la diversité de ses rythmes, la surabondance de ses images écrasaient toute poésie rivale. Mais son oeuvre parfois sacrifiait au vulgaire, se perdait dans l'éloquence prophétique et dans des apostrophes infinies. Il coquetait avec la foule. Il dialoguait avec Dieu. La faiblesse et la simplicité de sa philosophie, la disproportion et l'incohérence des développements, le contraste trop fréquent des merveilles du détail avec la fragilité du prétexte et le vague de l'ensemble, tout enfin ce qui pouvait choquer, et donc instruire et orienter vers son art personnel futur un observateur jeune et impitoyable, Baudelaire devait le noter en soi-même, et démêler de l'admiration que lui imposaient les dons prestigieux de Hugo, les impuretés, les imprudences, les points vulnérables de son oeuvre, —c'est-à-dire, les possibilités de vie et les chances de gloire qu'un si grand artiste laissait à cueillir.

Si l'on y mettait quelque malice et un peu plus d'ingéniosité qu'il ne convient, il ne serait que trop tentant de rapprocher la poésie de Victor Hugo de celle de Baudelaire, dans le dessein de faire paraître celle-ci comme assez complémentaire de celle-là. Je n'y insiste pas. On voit assez que Baudelaire a recherché ce que Victor Hugo n'avait pas fait ; qu'il s'abstient de tous les effets dans lesquels Hugo était invincible ; qu'il revient à une prosodie moins libre et scrupuleusement éloignée de la prose ; qu'il poursuit et rejoint presque toujours la production du charme, qualité inappréciable et comme transcendante de certains poèmes, — mais qualité qui se rencontre peu, et ce peu rarement pur, dans l'oeuvre immense de Hugo.

Baudelaire, d'ailleurs, n'a pas connu, ou n'a connu qu'à peine, le dernier Victor Hugo, celui des extrêmes erreurs et des suprêmes beautés. La Légende des siècles paraît deux ans après les Fleurs du Mal. Quant aux oeuvres postérieures de Hugo, elles n'ont été publiées que longtemps après la mort de Baudelaire. Je leur attribue une importance technique actuellement supérieure à celle de tous les autres vers de Hugo ; ce n'est pas le lieu, et je n'ai pas le temps de développer cette opinion. Je ne ferai qu'esquisser une digression possible. Ce qui me frappe dans Victor Hugo, c'est une puissance vitale incomparable. Puissance vitale, c'est-à-dire longévité et capacité de travail. Pendant plus de soixante années, cet homme extraordinaire est à l'ouvrage tous les jours de cinq heures à midi ! Il ne cesse de provoquer les combinaisons du langage, de les vouloir, de les attendre, et de les entendre lui répondre. Il écrit cent ou deux cent mille vers, et acquiert par cet exercice ininterrompu une manière de penser singulière que des critiques superficiels ont jugée comme ils le pouvaient...

Mais au cours de cette longue carrière, Hugo ne s'est pas lassé de perfectionner son art ; et sans doute, il pèche de plus en plus contre le choix, il perd de plus en plus le sentiment des proportions, il empâte ses vers de mots vagues et vertigineux, et il y place l'abîme, l'infini, l'absolu, si abondamment et si aisément que ces termes monstrueux en perdent jusqu'à l'apparence de profondeur qui leur est accordée par l'usage. Mais encore, quels vers prodigieux, quels vers auxquels aucuns vers ne se comparent en étendue, en organisation intérieure, en résonance, en plénitude n'a-t-il pas écrits dans la dernière période de sa vie ! Dans la Corde d'airain, dans Dieu, dans la Fin de Satan, dans la pièce sur la mort de Gautier, l'artiste septuagénaire, qui a vu mourir tous ses émules, qui a pu voir naître de soi toute une génération de poètes, et qui même a su profiter des enseignements inappréciables que le disciple donnerait au maître si le maître durait, l'illustre vieillard atteint le plus haut point de la puissance poétique et de la science du versificateur.

Hugo n'a point cessé d'apprendre par la pratique ; Baudelaire, — dont la durée de vie excède à peine la moitié de celle de Hugo, se développe d'une tout autre manière. On dirait que ce peu de temps qu'il a à vivre, il en compense la brièveté et l'insuffisance par l'emploi de cette intelligence critique dont j'ai parlé tout à l'heure. Une vingtaine d'années lui sont accordées pour atteindre le point de sa perfection propre, reconnaître son domaine personnel, et définir une forme et une attitude spécifique qui porteront et préserveront son nom ("Je te donne ces vers afin que si mon nom/Aborde heureusement aux époques lointaines...) . Il n'a pas le temps, il n'aura pas le temps de poursuivre à loisir ces beaux objets de la volonté littéraire, au moyen du grand nombre des expériences, et de la multiplication des oeuvres. Il faut prendre le plus court chemin, viser à l'économie des tâtonnements, épargner les redites et les entreprises divergentes ; il faut donc chercher ce que l'on est, ce que l'on peut, ce que l'on veut, par les voies de l'analyse, et unir en soi-même aux vertus spontanées d'un poète, la sagacité, le scepticisme, l'attention et la faculté raisonneuse d'un critique.

C'est en quoi Baudelaire, quoique romantique d'origine, et même romantique par ses goûts, peut quelquefois faire figure d'un classique. Il y a une infinité de manières de définir, ou de croire définir le classique. Nous donnerons aujourd'hui celle-ci : Classique est l'écrivain qui porte un critique en soi-même, et qui l'associe intimement à ses travaux. Il y avait un Boileau en Racine, ou une image de Boileau...

Qu'était-ce, après tout, que de choisir dans le Romantisme, et que de discerner en lui un bien et un mal, un faux et un vrai, des faiblesses et des puissances, sinon faire à l'égard des auteurs de la première moitié du XIXe siècle ce que les hommes du temps de Louis XIV ont fait à l'égard des auteurs du XVIe ? Tout classique suppose un romantisme antérieur. Tous les avantages que l'on attribue, toutes les objections que l'on fait à un art "classique", sont relatifs à cet axiome. L'essence du classicisme est de venir après. L'ordre suppose un certain désordre qu'il vient réduire. La composition, qui est artifice, succède à quelque chaos primitif d'intuitions et de développements naturels. La pureté est le résultat d'opérations infinies sur le langage, et le soin de la forme n'est autre chose que la réorganisation méditée des moyens d'expression. Le classique implique donc des actes volontaires et réfléchis qui modifient une production "naturelle", conformément à une conception claire et rationnelle de l'homme et de l'art. Mais, comme on le voit par les sciences, nous ne pouvons rationaliser une méthode ou un système, que moyennant un ensemble de conventions. L'art classique se reconnaît à l'existence, à la netteté, à l'absolutisme de ses conventions ; qu'il s'agisse des trois unités, des préceptes prosodiques, des restrictions du vocabulaire, ces règles d'apparence arbitraire firent sa force et sa faiblesse. Peu comprises de nos jours, et devenues difficiles à défendre, presque impossibles à observer, elles n'en procèdent pas moins d'une antique, subtile et profonde entente des conditions de la jouissance intellectuelle sans mélange...

Baudelaire, au milieu du Romantisme, fait songer à quelque classique ; mais il ne fait que d'y faire songer. Il est mort jeune ; et d'ailleurs il a vécu sous l'impression détestable que donnait aux hommes de son temps la survivance misérable de l'ancien classicisme de l'Empire. Il ne s'agissait point de ranimer ce qui était bien mort, mais peut-être de retrouver, par d'autres voies, l'esprit qui n'était plus dans ce cadavre.

Les Romantiques avaient négligé tout, ou presque tout, ce qui demande à la pensée une attention et une suite un peu pénibles. Ils recherchaient les effets de choc, d'entraînement et de contraste. La mesure, ni la rigueur, ni la profondeur ne les tourmentaient à l'excès. Ils répugnaient à la réflexion abstraite et au raisonnement ; et non seulement dans leurs oeuvres, mais encore dans la préparation de leurs oeuvres, — ce qui est plus grave. On eût dit que les Français avaient oublié leurs dons analytiques. Il convient de noter ici que nos Romantiques s'élevaient contre le XVIIIe siècle bien plus que contre le XVIIe, et accusaient aisément d'avoir été superficiels des hommes infiniment plus instruits, plus curieux de faits et d'idées, plus inquiets de philosophie et de pensée à grande échelle qu'ils ne le furent jamais eux-mêmes.

Dans une époque où la science allait prendre des développements extraordinaires, le Romantisme manifestait un état d'esprit anti-scientifique. La passion et l'inspiration se persuadent qu'elles n'ont besoin que d'elles-mêmes.

Mais, sous un tout autre ciel, au milieu d'un peuple tout occupé à son développement matériel, indifférent au passé, organisant son avenir et laissant aux expériences de toute nature la plus entière liberté, un homme, vers le même temps, s'était trouvé pour considérer les choses de l'esprit, et parmi elles la production littéraire, avec une netteté, une sagacité, une lucidité, qui ne s'étaient jamais à ce point rencontrées, dans une tête douée de l'invention poétique. Jamais le problème de la littérature n'avait été, jusqu'à Edgar Poe, examiné dans ses prémisses, réduit à un problème de psychologie, abordé au moyen d'une analyse où la logique et la mécanique des effets étaient délibérément employées. Pour la première fois, les rapports de l'oeuvre et du lecteur étaient élucidés et donnés comme fondements positifs de l'art. Cette analyse, — et c'est là une circonstance qui nous assure de sa valeur, — s'applique et se vérifie aussi nettement dans tous les domaines de la production littéraire. Les mêmes observations, les mêmes distinctions, les mêmes remarques quantitatives, les mêmes idées directrices s'adaptent également aux ouvrages destinés à agir puissamment et brutalement sur la sensibilité, à conquérir le public amateur d'émotions fortes ou d'aventures étranges, comme elles régissent les genres les plus raffinés, et l'organisation délicate des créatures du poète.

Dire que cette analyse est valable dans l'ordre du conte, comme elle l'est dans l'ordre du poème, qu'elle est applicable à la construction de l'imaginaire et du fantastique aussi bien qu'à la restitution et à la représentation littéraire de la vraisemblance, c'est dire qu'elle est remarquable par sa généralité. Le propre de ce qui est vraiment général est d'être fécond. Parvenir au point où l'on domine tout le champ d'une activité, c'est apercevoir nécessairement une quantité de possibles : des domaines inexplorés, des chemins à tracer, des terres à exploiter, des cités à édifier, des relations à établir, des procédés à étendre. Il n'est donc pas étonnant que Poe, en possession d'une méthode si puissante et sûre, se soit fait l'inventeur de plusieurs genres, ait donné les premiers et les plus saisissants exemples du conte scientifique, du poème cosmogonique moderne, du roman de l'instruction criminelle, de l'introduction dans la littérature des états psychologiques morbides, et que toute son oeuvre manifeste à chaque page l'acte d'une intelligence et d'une volonté d'intelligence qui ne s'observent, à ce degré, dans aucune autre carrière littéraire.

Ce grand homme serait aujourd'hui complètement oublié, si Baudelaire ne se fût employé à l'introduire dans la littérature européenne. Ne manquons pas d'observer ici que la gloire universelle d'Edgar Poe n'est faible ou contestée que dans son pays d'origine et en Angleterre. Ce poète anglo-saxon est étrangement méconnu par les siens.

Autre remarque : Baudelaire, Edgar Poe échangent des valeurs. Chacun d'eux donne ce qu'il a, reçoit ce qu'il n'a pas. Celui-ci livre à l'autre tout un système de pensées neuves et profondes. Il l'éclaire, il le féconde, il détermine ses opinions sur une quantité de sujets : philosophie de l'art, théorie de l'artificiel, compréhension et condamnation du moderne, importance de l'exceptionnel et d'une certaine étrangeté, attitude aristocratique, mysticité, goût de l'élégance et de la précision, politique même. Tout Baudelaire en est imprégné, inspiré, approfondi.

Mais, en échange de ces biens, Baudelaire procure à la pensée de Poe une étendue indéfinie. Il la propose à l'avenir. Cette éternité qui change le poète en lui-même, dans le grand vers de Mallarmé (Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change...), c'est l'acte, c'est la traduction, ce sont les préfaces de Baudelaire qui l'ouvrent au misérable Poe.

Je n'examinerai pas tout ce que doit la littérature à l'influence de Poe. Qu'il s'agisse de Jules Verne et de ses émules, de Gaboriau et de ses semblables ; ou, dans des genres bien plus relevés, que l'on évoque les oeuvres de Villiers de l'Isle-Adam, ou celles de Dostoievski, il est aisé de voir que les Aventures de Gordon Pym, le Mystère de la rue Morgue, Ligéia, le Coeur révélateur, ont été des modèles abondamment imités, profondément étudiés, jamais surpassés. Je me demanderai seulement ce que peut devoir la poésie de Baudelaire, et plus généralement la poésie française, à la découverte des oeuvres d'Edgar Poe.

Quelques poèmes des Fleurs du Mal tirent des poèmes de Poe leur sentiment et leur substance. Quelques-uns contiennent des vers qui sont des transpositions ; mais je négligerai des emprunts particuliers, dont l'importance n'est, en quelque sorte, que locale.

Je ne retiendrai que l'essentiel, qui est l'idée même que Poe s'était faite de la poésie. Sa conception, qu'il a exposée dans divers articles, a été le principal agent de la modification des idées et de l'art de Baudelaire. Le travail de cette théorie de la composition dans l'esprit de Baudelaire, les enseignements qu'il en a déduits, les développements qu'elle a reçus de sa postérité intellectuelle, — et surtout sa grande valeur intrinsèque, — exigent que nous nous arrêtions quelque peu à l'examiner.

Je ne cacherai pas que le fond des pensées de Poe tient à une métaphysique. Mais cette métaphysique, si elle dirige et domine ou suggère les théories dont il s'agit, toutefois ne les pénètre pas. Elle les engendre et en explique la génération ; elle ne les constitue pas.

Les idées d'Edgar Poe sur la poésie sont exprimées dans quelques essais, dont le plus important (et ce qui concerne le moins la technique de langue anglaise) a pour titre : le Principe poétique.

Baudelaire a été si profondément touché par cet écrit, il en a reçu une impression si intense qu'il en a considéré le contenu, et non seulement le contenu, mais la forme elle-même, comme son propre bien.

L'homme ne peut qu'il ne s'approprie ce qui lui semble exactement fait pour lui qu'il le regarde malgré soi comme fait par lui... Il tend irrésistiblement à s'emparer de ce qui convient étroitement à sa personne ; et le langage même confond sous le nom de bien, la notion de ce qui est adapté à quelqu'un et le satisfait entièrement, avec celle de la propriété de ce quelqu'un.

Or Baudelaire, quoique illuminé et possédé, par l'étude du Principe poétique,—ou, bien plutôt, par cela même qu'il en était illuminé et possédé, — n'a pas inséré la traduction de cet essai dans les oeuvres mêmes d'Edgar Poe ; mais il en a introduit la partie la plus intéressante, à peine défigurée et les phrases interverties, dans la Préface qu'il a placée en tête de sa traduction des Histoires extraordinaires. Le plagiat serait contestable s'il ne l'eût accusé lui-même comme on va le voir : dans un article sur Théophile Gautier, il a reproduit le passage dont je parle, en le faisant précéder de ces lignes très claires et très regrettables : "Il est permis, quelquefois, je présume, de se citer soi-même pour éviter de se paraphraser. Je répéterai donc..." Suit le passage emprunté.


Que pensait Edgar Poe de la poésie ?

Je résumerai ses idées en quelques mots. Il analyse les conditions psychologiques des effets d'un poème. Parmi ces conditions, il met au premier rang celles qui dépendent des dimensions des ouvrages poétiques. Il donne à la considération de leur longueur une importance singulière. Il examine, d'autre part, la substance même de ces ouvrages. Il établit aisément qu'il existe une quantité de poèmes qui sont occupés de notions, ou utilisés à des fins auxquelles la prose eût suffi comme véhicule. L'Histoire, la Science, ni la Morale ne gagnent point à être exposées dans le langage de l'âme. La poésie didactique, la poésie historique ou éthique, quoique illustrées et consacrées par les plus grands poètes, combinent étrangement les données de la connaissance discursive ou empirique avec les créatures du rêve et les puissances de l'émotion.

Poe a compris que la poésie moderne devait se conformer à la tendance d'une époque qui a vu se séparer de plus en plus nettement les domaines de l'activité, et qu'elle pouvait prétendre à réaliser son objet propre, et à se produire en quelque sorte à l'état pur.

Ainsi, analyse des conditions de la volupté poétique, définition par exhaustion de la poésie absolue, — Poe montrait une voie, il enseignait une doctrine aussi séduisante que rigoureuse, dans laquelle une sorte de mathématique et une sorte de mystique s'unissaient...

Si nous considérons à présent l'ensemble des Fleurs du Mal, et si nous prenons soin de comparer ce recueil aux ouvrages poétiques de la même période, nous ne serons pas étonnés de trouver l'oeuvre de Baudelaire remarquablement conforme aux préceptes de Poe, et remarquablement différente des productions romantiques. Les Fleurs du Mal ne contiennent ni poèmes historiques, ni légendes, rien qui repose sur un récit. On n'y voit point de tirades philosophiques. La politique n'y paraît point. Les descriptions y sont rares, et toujours significatives. Mais tout y est charme, musique, sensualité puissante et abstraite...

Je vous lirai l'admirable Balcon, non pour vous le faire connaître, mais pour illustrer ce que je viens de vous exposer.



"Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,

Ô toi, tous mes plaisirs ! ô toi, tous mes devoirs !

Tu te rappelleras la beauté des caresses,

La douceur du foyer et le charme des soirs,

Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses !


"Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon,

Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses.

Que ton sein m'était doux ! que ton coeur m'était bon !

Nous avons dit souvent d'impérissables choses

Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon.


"Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !

Que l'espace est profond ! que le coeur est puissant !

En me penchant vers toi, reine des adorées,

Je croyais respirer le parfum de ton sang.

Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !


"La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison,

Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles,

Et je buvais ton souffle, ô douceur ! ô poison !

Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles.

La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison.


"Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses,

Et revis mon passé blotti dans tes genoux.

Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses

Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton coeur si doux ?

Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses !


"Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,

Renaîtront-il d'un gouffre interdit à nos sondes,

Comme montent au ciel les soleils rajeunis

Après s'être lavés au fond des mers profondes ?

- Ô serments ! ô parfums ! ô baisers infinis !"

Il y a dans les meilleurs vers de Baudelaire une combinaison de chair et d'esprit, un mélange de solennité, de chaleur et d'amertume, d'éternité et d'intimité, une alliance rarissime de la volonté avec l'harmonie, qui les distinguent nettement des vers romantiques comme ils les distinguent des vers parnassiens. Le Parnasse ne fut pas excessivement tendre pour Baudelaire. Leconte de Lisle lui reprochait sa stérilité. Il oubliait que la véritable fécondité d'un poète ne consiste pas dans le nombre de ses vers, mais bien plutôt dans l'étendue de leurs effets. On ne peut en juger que dans la suite des temps. Nous voyons aujourd'hui que la résonance, après plus de soixante ans, de l'oeuvre unique et très peu volumineuse de Baudelaire emplit encore toute la sphère poétique, qu'elle est présente aux esprits, impossible à négliger, renforcée par un nombre remarquable d'oeuvres qui en dérivent, qui n'en sont point des imitations, mais des conséquences, et qu'il faudrait donc, pour être équitable, adjoindre au mince recueil des Fleurs du Mal plusieurs ouvrages de premier ordre, et un ensemble de recherches plus profondes et plus fines que celles qui ont procédé de l'influence des Poèmes antiques et des Poèmes barbares. Il faut reconnaître, cependant, que cette même influence, si elle se fût exercée sur Baudelaire, l'eût peut-être dissuadé d'écrire ou de conserver certains vers très faibles qui se rencontrent dans son livre. Sur les quatorze vers de Recueillement, qui est une des plus charmantes pièces de l'ouvrage, je m'étonnerai toujours d'en compter cinq ou six d'une platitude inexplicable. Mais les premiers et les derniers vers de cette poésie sont d'une telle magie que le milieu ne fait pas sentir son ineptie et se tient aisément pour nul et inexistant. Il faut un très grand poète pour ce genre de miracles.

Tout à l'heure, je vous parlais de la production du charme, et voici que je viens de prononcer le mot de miracle, et sans doute ce sont des termes dont il faut user discrètement à cause de la force de leur sens et de la facilité de leur emploi. Mais je ne saurais les remplacer que par une analyse si longue et peut-être si contestable que vous m'excuserez de l'épargner à celui qui devrait la faire comme à ceux qui la voudraient écouter. Je demeurerai dans le vague, me bornant à vous suggérer ce qu'elle pourrait être. Il faudrait faire voir que le langage contient des ressources émotives mêlées à ses propriétés pratiques et directement significatives. Le devoir, le travail, la fonction du poète est de mettre en évidence et en action ces puissances de mouvement et d'enchantement, ces excitants de la vie affective et de la sensibilité intellectuelle, qui sont confondus dans le langage usuel avec les signes et les moyens de communication de la vie ordinaire et superficielle. Le poète se consacre et se consume donc à définir et à construire un langage dans le langage, et son opération qui est longue, difficile et délicate, qui demande les qualités les plus diverses de l'esprit, et qui jamais n'est achevée, comme jamais elle n'est exactement possible, — tend à constituer le discours d'un être plus dur, plus puissant et plus profond dans ses pensées, plus intense dans sa vie, plus élégant et plus heureux dans sa parole que n'importe quelle personne réelle. Cette parole extraordinaire se fait connaître et reconnaître par le rythme et les harmonies qui la soutiennent et qui doivent être si intimement, et même si mystérieusement, liées à sa génération, que le son et le sens ne puissent plus se séparer et se répondent indéfiniment dans la mémoire.

La poésie de Baudelaire doit sa durée, et cet empire qu'elle exerce encore, à la plénitude et à la netteté singulière de son timbre. Cette voix, par instants, cède à l'éloquence, comme il arrivait trop souvent aux poètes de cette époque, mais elle garde et développe presque toujours une ligne mélodique admirablement pure et une sonorité parfaitement tenue qui la distinguent de toute prose.

Baudelaire, par là, a réagi très heureusement contre la tendance au prosaïsme de la poésie française depuis le milieu du XVIIe siècle. Il est remarquable que le même homme, à qui nous devons ce retour de notre poésie vers son essence, est aussi l'un des premiers écrivains français qui se soient passionnément intéressés à la musique proprement dite. Je fais mention de ce goût qui s'est manifesté par des articles célèbres sur "Tannhaüser" et sur "Lohengrin", à cause du développement ultérieur de l'influence de la musique sur la littérature. "Ce qui fut baptisé le Symbolisme se résume très simplement dans l'intention commune à plusieurs familles de poètes de reprendre à la Musique leur bien..."

Pour rendre moins imprécise et moins incomplète cette tentative d'explication de l'importance actuelle de Baudelaire, je devrais vous rappeler ce qu'il fut comme critique de la peinture. Il a connu Delacroix et Manet. Il a essayé de peser les mérites respectifs d'Ingres et de son rival, comme il a pu comparer, dans leurs "réalismes" bien dissemblables, les oeuvres de Courbet avec celles de Manet. Il eut pour le grand Daumier une admiration que la postérité partage. Peut-être a-t-il exagéré la valeur de Constantin Guys... Mais dans l'ensemble, ses jugements toujours motivés et accompagnés des considérations les plus fines et les plus solides sur la peinture, demeurent des modèles du genre terriblement facile, et donc terriblement difficile, de la critique d'art. Mais la plus grande gloire de Baudelaire, comme je vous l'ai fait pressentir dès le début de cette conférence, est sans doute d'avoir engendré quelques très grands poètes. Ni Verlaine, ni Mallarmé, ni Rimbaud n'eussent été ce qu'ils furent sans la lecture qu'ils firent des Fleurs du Mal à l'âge décisif. Il serait aisé de montrer dans ce recueil de poèmes dont la forme et l'inspiration préfigurent telles pièces de Verlaine, de Mallarmé ou de Rimbaud. Mais ces correspondances sont si claires, et le temps que vous avez voulu m'accorder si près d'expirer, que je n'entrerai point dans le détail. Je me bornerai à vous indiquer que le sens de l'intime et le mélange puissant et trouble de l'émotion mystique et de l'ardeur sensuelle qui se développent dans Verlaine ; — la frénésie du départ, le mouvement d'impatience excité par l'univers, la profonde conscience des sensations et de leurs résonances qui éclatent dans l'oeuvre de Rimbaud, sont nettement reconnaissables dans Baudelaire. Quant à Stéphane Mallarmé, dont les premiers vers pourraient se confondre aux plus beaux et aux plus denses des Fleurs du Mal, il a poursuivi les conséquences les plus subtiles les recherches formelles et techniques dont les analyses d'Edgar Poe et les essais et les commentaires de Baudelaire lui avaient montré l'importance. Tandis que Verlaine et Rimbaud ont continué Baudelaire dans l'ordre du sentiment et de la sensation, Mallarmé l'a prolongé dans le domaine de la perfection et de la pureté poétique...


Il ne me reste plus qu'à exprimer à son Altesse Sérénissime le Prince Pierre et à l'assistance qui a bien voulu venir m'entendre, tous mes remerciements pour leur présence et l'aimable accueil qui m'a été fait à Monaco.


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Résumé

Valéry commence par l'énoncé du problème : Baudelaire n'a écrit qu'un livre notable, d'à peine trois cents pages, et il est pourtant placé au rang des auteurs les plus illustres, traduit dans toute l'Europe. Sachant que la poésie française supporte mal la traduction (La Fontaine autant que Racine ou Hugo). Alors comment Baudelaire a-t-il pu ainsi dépasser les frontières ? Selon Valéry, ce qui a tout changé dans le parcours de Baudelaire, c'est sa rencontre avec l'oeuvre d'Edgar Poe. Mais aussi son arrivée dans un paysage littéraire saturé par les romantiques. "Etre un grand poète, mais n'être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset. " Valéry se refusant à définir le romantisme, il propose de le situer par rapport aux mouvements qui lui ont succédé (Parnasse, naturalisme, "art pour l'art"). Le romantisme est intense est spontané ; ce qui lui succède est plus dense, et plus réfléchi d'un point de vue formel. Baudelaire pressentait que le Romantisme était un feu de paille, et qu’il avait de toute façon déjà un maître incontesté : Hugo. On peut imaginer que Baudelaire l’admirait, mais voyait dans ses failles la lézarde où il allait pouvoir se faufiler. Il substitue à la verve et la liberté d’Hugo la rigueur le charme. Selon Valéry, Baudelaire aurait pu aimer les œuvres du dernier Hugo, dans lesquelles se manifeste sa « puissance vitale incomparable ». Baudelaire est conscient que cette dernière lui manque, c’est pourquoi il ne se perd pas en expérimentations mais cherche au contraire à donner à son œuvre unité et cohérence grâce à son intelligence critique. Il fait en cela figure de classique, au sens où l’entend Valéry : « Classique est l’écrivain qui porte un critique en soi-même. » Et tout classicisme se fait en réaction à un romantisme (les auteurs du XVIIe comme ceux du second XIXe ont voulu redonner une place à la raison après les envolées chaotique de leurs prédécesseurs). Les Romantiques cherchaient à créer le choc, et évitaient le raisonnement, même dans la préparation de leurs œuvres. A la même époque, aux Etats-Unis, Edgar Poe se livre, au contraire, à une analyse profondément rationnelle, et généraliste, de la littérature. Cette vision globale lui permet d’inventer des genres, comme le conte scientifique. Baudelaire sera imprégné par les idées de Poe, dans tous les domaines (littéraire, esthétique et même politique). En échange, il offrira la postérité à ce poète négligé dans le monde anglo-saxon. C’est le "Principe poétique" de Poe, un essai, qui a l’influence la plus déterminante sur Baudelaire. Il en a inséré des extraits dans une de ses préfaces aux "Histoires extraordinaires" : selon Poe, la poésie ne doit pas être didactique. On ne mêle pas l'enseignement aux émotions. La poésie moderne doit se présenter "à l'état pur". Or, ces principes sont appliqués par Baudelaire dans "Les Fleurs du Mal" : aucun poème historique ou épique, encore moins politique. Les descriptions elles-mêmes sont porteuses de sens. Valéry cite alors "Le Balcon" dans son intégralité. Selon lui, Baudelaire se distingue des romantiques et des Parnassiens par une "combinaison de chair et d'esprit." Il prend sa défense contre Leconte de Lisle qui lui reprochait d'avoir trop peu à écrire, mais admet cependant la faiblesse de certains de ses vers, comme ceux du milieu de "Recueillement". Quoi qu'il en soit, Baudelaire est celui qui a le mieux compris la poésie telle que la conçoit Valéry : un "langage dans le langage", dont le but est de redonner aux mots leur puissance émotionnelle, évocatoire et créatrice, de telle sorte que "le son et le sens ne puissent plus se séparer et se répondent indéfiniment dans la mémoire". La poésie de Baudelaire s'éloigne absolument de la prose, mais aussi d'un prosaïsme trop français. Valéry l'explique par son attrait pour la musique, avant de proposer une définition du symbolisme. Il conclut par une réflexion sur la postérité de Baudelaire : sans lui, pas de Verlaine, pas de Rimbaud, pas de Mallarmé. Les deux premiers puisent dans son oeuvre le sentiment et la sensation, et le second le désir de perfection formelle.
Œuvre : Situation de Baudelaire
Auteur : Paul Valéry
Parution : 1924
Siècle : XXe

Thèmes

critique littéraire, Baudelaire, Fleurs du Mal, poésie

Notions littéraires

Narration : Sans objet
Focalisation : Sans objet
Genre : Critique
Dominante : Argumentatif, Explicatif
Registre : Didactique

Entrées des programmes

  • 1ere - La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle : métamorphoses esthétiques
  • 2nde - La littérature d’idées et la presse du XIXe siècle au XXIe siècle
  • 4e - Se chercher, se construire : dire l’amour - poèmes d’amour

Textes et œuvres en prolongement

Baudelaire, "Qu'est-ce que la critique ?"