Avec Caligula, le Malentendu appartient au cycle camusien dit “de l’absurde"1, qui précède celui de la révolte (Les Justes). Malgré le respect des unités et l’allusion à la liberté et au crime dès l’exposition, Camus a hésité entre l’appellation “comédie” puis celle de “tragédie”, avant d’opter pour le terme “pièce”. Bien que son écriture soit assez classique, dans la lignée de Giraudoux ou Montherlant, Camus est un homme de théâtre et aime à rappeler la place que doivent tenir les corps. La mise en scène est un enjeu essentiel à ses yeux.
ACTE PREMIER
Midi. La salle commune de l'auberge. Elle est propre et claire. Tout y est net.
SCÈNE PREMIÈRE
LA MÈRE
Il reviendra.
MARTHA
Il te l'a dit ?
LA MÈRE
Oui. Quand tu es sortie.
MARTHA
Il reviendra seul ?
LA MÈRE
Je ne sais pas.
MARTHA
Est-il riche ?
LA MÈRE
Il ne s'est pas inquiété du prix.
MARTHA
S'il est riche, tant mieux. Mais il faut aussi qu'il soit seul.
LA MÈRE, (avec lassitude.)
Seul et riche, oui, Et alors nous devrons recommencer.
MARTHA
Nous recommencerons, en effet. Mais nous serons payées de notre peine. (Un silence. Martha regarde sa mère.) Mère, vous êtes singulière. Je vous reconnais mal depuis quelque temps.
LA MÈRE
Je suis fatiguée, ma fille, rien de plus. Je voudrais me reposer.
MARTHA
Je puis prendre sur moi ce qui vous reste encore à faire dans la maison. Vous aurez ainsi toutes vos journées.
LA MÈRE
Ce n'est pas exactement de ce repos que je parle. Non, c'est un rêve de vieille femme.
J'aspire seulement à la paix, à un peu d'abandon. (Elle rit faiblement.) Cela est stupide à dire, Martha, mais il y a des soirs où je me sentirais presque des goûts de religion.2
MARTHA
Vous n'êtes pas si vieille, ma mère, qu'il faille en venir là. Vous avez mieux à faire.
LA MÈRE
Tu sais bien que je plaisante. Mais quoi ! À la fin d'une vie, on peut bien se laisser aller. On ne peut pas toujours se raidir et se durcir comme tu le fais, Martha. Ce n'est pas de ton âge non plus. Et je connais bien des filles, nées la même année que toi, qui ne songent qu'à des folies.
MARTHA
Leurs folies ne sont rien auprès des nôtres, vous le savez.
LA MÈRE
Laissons cela.
MARTHA, (lentement).
On dirait qu'il est maintenant des mots qui vous brûlent la bouche.
LA MÈRE
Qu'est-ce que cela peut te faire, si je ne recule pas devant les actes ? Mais qu'importe ! Je voulais seulement dire que j'aimerais quelquefois te voir sourire.
MARTHA
Cela m'arrive, je vous le jure.
LA MÈRE
Je ne t'ai jamais vue ainsi.
MARTHA
C'est que je souris dans ma chambre, aux heures où je suis seule.
LA MÈRE, (la regardant attentivement).
Quel dur visage est le tien, Martha !
MARTHA, (s'approchant et avec calme).
Ne l'aimez-vous donc pas ?
LA MÈRE, (la regardant toujours, après un silence).
Je crois que oui, pourtant.
MARTHA, (avec agitation).
Ah ! mère ! Quand nous aurons amassé beaucoup d'argent et que nous pourrons quitter ces terres sans horizon, quand nous laisserons derrière nous cette auberge et cette ville pluvieuse, et que nous oublierons ce pays d'ombre, le jour où nous serons enfin devant la mer dont j'ai tant rêvé, ce jour-là, vous me verrez sourire. Mais il faut beaucoup d'argent pour vivre libre devant la mer. C'est pour cela qu'il ne faut pas avoir peur des mots. C'est pour cela qu'il faut s'occuper de celui qui doit venir. S'il est suffisamment riche, ma liberté commencera peut-être avec lui. Vous a-t-il parlé longuement, mère ?
LA MÈRE
Non. Deux phrases en tout.
MARTHA
De quel air vous a-t-il demandé sa chambre ?
LA MÈRE
Je ne sais pas. Je vois mal et je l'ai mal regardé. Je sais, par expérience, qu'il vaut mieux ne pas le regarder. Il est plus facile de tuer ce qu'on ne connaît pas. (Un temps.) Réjouis-toi, je n'ai pas peur des mots maintenant.
MARTHA
C'est mieux ainsi. Je n'aime pas les allusions. Le crime est le crime, il faut savoir ce que l'on veut. Et il me semble que vous le saviez, tout à l'heure, puisque vous y avez pensé, en répondant au voyageur.
LA MÈRE
Je n'y ai pas pensé. J'ai répondu par habitude.
MARTHA
L'habitude ? Vous le savez, pourtant, les occasions ont été rares !
LA MÈRE
Sans doute. Mais l'habitude commence au second crime. Au premier, rien ne commence, c'est quelque chose qui finit. Et puis, si les occasions ont été rares, elles se sont étendues sur beaucoup d'années, et l'habitude s'est fortifiée du souvenir. Oui, c'est bien l'habitude qui m'a poussée à répondre, qui m'a avertie de ne pas regarder cet homme, et assurée qu'il avait le visage d'une victime.
MARTHA
Mère, il faudra le tuer.
LA MÈRE, (plus bas).
Sans doute, il faudra le tuer.
MARTHA
Vous dites cela d'une singulière façon.
LA MÈRE
Je suis lasse, en effet, et j'aimerais qu'au moins celui-là soit le dernier. Tuer est terriblement fatigant. Je me soucie peu de mourir devant la mer ou au centre de nos plaines, mais je voudrais bien qu'ensuite nous partions ensemble.
MARTHA
Nous partirons et ce sera une grande heure ! Redressez-vous, mère, il y a peu à faire.
Vous savez bien qu'il ne s'agit même pas de tuer. Il boira son thé, il dormira, et tout vivant encore, nous le porterons à la rivière. On le retrouvera dans longtemps, collé contre un barrage, avec d'autres qui n'auront pas eu sa chance et qui se seront jetés dans l'eau, les yeux ouverts. Le jour où nous avons assisté au nettoyage du barrage, vous me le disiez, mère, ce sont les nôtres qui souffrent le moins, la vie est plus cruelle que nous. Redressez-vous, vous trouverez votre repos et nous fuirons enfin d'ici.
LA MÈRE
Oui, je vais me redresser. Quelquefois, en effet, je suis contente à l'idée que les nôtres n'ont jamais souffert. C'est à peine un crime, tout juste une intervention, un léger coup de pouce donné à des vies inconnues. Et il est vrai qu'apparemment la vie est plus cruelle que nous. C'est peut-être pour cela que j'ai du mal à me sentir coupable.
Entre le vieux domestique.
Il va s'asseoir derrière le comptoir, sans un mot. Il ne
bougera pas jusqu'à la fin de la scène.
MARTHA
Dans quelle chambre le mettrons-nous ?
LA MÈRE
N'importe laquelle, pourvu que ce soit au premier.
Albert Camus, Le Malentendu, 1944
1 “cycle de l’absurde”, à distinguer du théâtre de l’absurde, dont Camus ne se réclame pas (il n’apprécie ni Beckett ni Ionesco. Source : https://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2013-4-page-815.htm)
2 des soirs où j’ai presque envie de me tourner vers la religion.