Jean-Paul Sartre ouvre la première partie de son autobiographie Les Mots, intitulée “Lire”, en dressant le portrait à la fois tendre et cruel de ses ascendants : les alsaciens Schweitzer et les périgourdins Sartre. Très vite, il évoque sa mère, Anne-Marie, veuve revenue vivre chez ses parents, mais traitée comme une fille-mère.
Anne-Marie, la fille cadette1, passa son enfance sur une chaise. On lui apprit à s’ennuyer, à se tenir droite, à coudre. Elle avait des dons ; on crut distingué de les laisser en friche ; de l’éclat : on prit soin de le lui cacher. Ces bourgeois modestes et fiers jugeaient la beauté au-dessus de leurs moyens ou au-dessous de leur condition ; ils la permettaient aux marquises et aux putains. Louise avait l’orgueil le plus aride : de peur d’être dupe elle niait chez ses enfants, chez son mari, chez elle-même les qualités les plus évidentes ; Charles ne savait pas reconnaître la beauté chez les autres ; il la confondait avec la santé : depuis la maladie de sa femme, il se consolait avec de fortes idéalistes, moustachues et colorées, qui se portaient bien. Cinquante ans plus tard, en feuilletant un album de famille, Anne-Marie s’aperçut qu’elle avait été belle.
Jean-Paul Sartre, Les Mots, 1963
1 Sartre a auparavant présenté ses grands-parents, Charles et Louise Schweitzer, ainsi que ses oncles Georges, Emile et Albert, les frères d’Anne-Marie.