Sartre, Les Mots - Le rendez-vous chez le coiffeur

Dans cet extrait de son autobiographie Les Mots, Sartre décrit avec beaucoup d’ironie la capacité des membres de sa famille à provoquer des drames, pour le plaisir de théâtraliser leur existence.

Jean-Paul Sartre, connu pour son oeuvre littéraire et philosophique, entreprend à la fin de sa vie de rédiger son autobiographie : Les Mots. Fils unique, il provient d’une famille bourgeoise. Il vit  avec sa mère chez les parents de celle-ci. Il y passe dix années heureuses. Le petit Poulou, comme on le surnomme, va être adoré, choyé, félicité tous les jours… 


 Un jour - j’avais sept ans - mon grand-père n’y tint plus : il me prit par la main, et dit que nous allions faire une promenade. Mais à peine avions-nous tourné le coin de la rue, il me poussa chez le coiffeur en me disant : « Viens, nous allons faire une surprise à ta mère. » J’adorais les surprises. Il y en avait tout le temps chez nous. Cachotteries amusées ou vertueuses, cadeaux inattendus, révélations théâtrales suivies d’embrassements : c’était le ton de notre vie. Quand on m'avait ôté l'appendice, ma mère n'en avait pas soufflé mot à Karl pour lui éviter des angoisses qu'il n'eût, de toute manière, pas ressenties. Mon oncle Auguste avait donné l'argent ; revenus clandestinement d’Arcachon, nous nous étions cachés dans une clinique à Courbevoie. Le surlendemain de l'opération, Auguste était venu voir mon grand-père : « Je vais, lui avait-il dit, t'annoncer une bonne nouvelle. » Karl fut trompé par l'affable solennité de cette voix : « Tu te remaries ! » « Non, répondit mon oncle en souriant, mais tout s'est très bien passé. » « Quoi, tout ? », etc. Bref. Les coups de théâtre faisaient mon petit ordinaire et je regardai avec bienveillance mes boucles rouler le long de la serviette blanche qui me serrait le cou et tomber sur le plancher, inexplicablement ternies ; je revins glorieux et tondu. 

 Il y eut des cris, mais pas d’embrassements et ma mère s’enferma dans sa chambre pour pleurer : on avait troqué sa fillette contre un garçonnet. Il y avait pis : tant qu’elles voltigeaient autour de mes oreilles, mes belles anglaises lui avaient permis de refuser l’évidence de ma laideur. Déjà, pourtant, mon œil droit entrait dans le crépuscule. Il fallut qu’elle s’avouât la vérité. Mon grand-père semblait lui-même tout interdit ; on lui avait confié sa petite merveille, il avait rendu un crapaud…

Jean-Paul Sartre, Les Mots, Gallimard, 1964

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Résumé

Dans la première partie du texte, Sartre explique le mécanisme familial des mises en scène quotidiennes destinées à divertir son grand-père et à semer la joie dans la maisonnée : surprises, cachotteries (son appendicite est dissimulé à l’aïeul) et autres messes basses. Il fait en guise d’éclairage le récit d’un fiasco : celui de son premier rendez-vous chez le coiffeur : son grand-père l’emmène se faire couper les cheveux en cachette, révélant ainsi sa laideur à une mère jusque-là subjuguée…
Œuvre : Les Mots
Auteur : Jean-Paul Sartre
Parution : 1964
Siècle : XXe

Thèmes

famille, affection, mère, physique, sentiments, théâtralité

Notions littéraires

Narration : 1re personne
Focalisation : Interne
Genre : Autobiographie
Dominante : Narratif
Registre : Ironique, Dramatique
Notions : métaphore, antithèse, énumération, cadre spatio-temporel, discours rapporté

Entrées des programmes

  • 3e - Se chercher, se construire : se raconter, se représenter

Les figures de style et procédés d'écriture

  • métaphore
  • Métaphore

Approfondir les notions littéraires présentes dans ce texte

Le registre ironique

Un texte est ironique lorsque l’auteur dit le contraire de ce qu’il veut faire entendre au lecteur. Lisez notre article sur l'ironie.

Textes et œuvres en prolongement

Michel Leiris, “L’ablation des amygdales”