Sartre, Les Mots - Tuer le père

Dans cet extrait de son autobiographie Les Mots, Sartre propose une théorie sur la figure paternelle vouée à asservir les fils, tout en évoquant avec une ironie mordante, et de façon très personnelle cette fois, d’autres membres de sa famille.

Jean-Paul Sartre ouvre la première partie de son autobiographie Les Mots, intitulée “Lire”, en dressant le portrait à la fois tendre et cruel de ses ascendants : les alsaciens Schweitzer et les périgourdins Sartre. Après avoir évoqué sa mère Anne-Marie, il présente son père, Jean-Baptiste Sartre, officier de marine assailli régulièrement par des poussées de fièvre de Cochinchine.  Il a cependant peu de choses à en dire car ce dernier meurt alors qu’il est âgé d’un an et demi à peine. 


La mort de Jean-Baptiste fut la grande affaire de ma vie ; elle rendit ma mère à ses chaînes et me donna la liberté. 

Il n’y a pas de bon père, c’est la règle ; qu’on n’en tienne pas grief aux hommes mais au lien de paternité qui est pourri. Faire des enfants, rien de mieux ; en avoir, quelle iniquité ! Eût-il vécu, mon père se fût couché sur moi de tout son long et m’eût écrasé. Par chance, il est mort en bas âge ; au milieu des Enées qui portent sur leur dos leurs Anchises, je passe d’une rive à l’autre, seul et détestant ces géniteurs invisibles à cheval sur leurs fils pour toute la vie ; j’ai laissé derrière moi un jeune mort qui n’eut pas le temps d’être mon père et qui pourrait être, aujourd’hui, mon fils. Fut-ce un mal ou un bien ? Je ne sais ; mais je souscris volontiers au verdict d’un éminent psychanalyste : je n’ai pas de Sur-moi. 

Ce n’est pas tout de mourir : il faut mourir à temps. Plus tard, je me fusse senti coupable ; un orphelin conscient se donne tort ; offusqués par sa vue, ses parents se sont retirés dans leurs appartements du ciel. Moi, j’étais ravi : ma triste condition imposait le respect, fondait mon importance ; je comptais mon deuil au nombre de mes vertus. Mon père avait eu la galanterie de mourir à ses torts ; ma grand-mère répétait qu’il s’était dérobé à ses devoirs ; mon grand-père, justement fier de la longévité Schweitzer, n’admettait pas qu’on disparût à trente ans ; à la lumière de ce décès suspect, il en vint à douter que son gendre eût jamais existé et, pour finir, il l’oublia. Je n’eus même pas à l’oublier : en filant à l’anglaise, Jean-Baptiste m’avait refusé le plaisir de faire sa connaissance. Aujourd’hui encore, je m’étonne du peu que je sais sur lui. Il a aimé, pourtant, il a voulu vivre, il s’est vu mourir ; cela suffit pour faire tout un homme. Mais de cet homme-là, personne, dans ma famille, n’a su me rendre curieux. 


Jean-Paul Sartre, Les Mots, 1963

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Résumé

Sartre ouvre son texte par un paradoxe, qu’il éclaire ensuite. Pour convaincre le lecteur de la chance qu’il a eue de ne pas avoir connu son père, il convoque les théories psychanalytiques. Il fait intervenir ensuite la figure des grands-parents, pourfendeurs de ce père oublié dont personne, prétend-il, n’a jamais réussi à le “rendre curieux”.
Œuvre : Les Mots
Auteur : Jean-Paul Sartre
Parution : 1963
Siècle : XXe
Place de l'extrait dans l'œuvre : début

Thèmes

paternité, filiation, psychanalyse, famille, lien père-fils

Notions littéraires

Narration : 1re personne
Focalisation : Interne
Genre : Autobiographie
Dominante : Narratif
Registre : Ironique, Didactique
Notions : métaphore, périphrase, présent de vérité générale, présent d’énonciation, valeurs du présent, conditionnel passé

Entrées des programmes

  • 3e - Se chercher, se construire : se raconter, se représenter

Approfondir les notions littéraires présentes dans ce texte

Le registre ironique

Un texte est ironique lorsque l’auteur dit le contraire de ce qu’il veut faire entendre au lecteur. Lisez notre article sur l'ironie.

Textes et œuvres en prolongement

peinture : Goya, “Saturne dévorant un de ses fils” ; cinéma : Stephen Daldry, “Billy Elliott”; George Lucas, “L’empire contre-attaque” : “Je suis ton père” : https://www.youtube.com/watch?v=UQVV-IW2Vsc