Robert Badinter sur l'assassinat de Samuel Paty

Dans cette interview accordée à la journaliste Léa Salamé au lendemain de l'assassinat de l'enseignant Samuel Paty par un jeune homme de dix-huit ans qui lui reprochait d'avoir insulté Mahomet, l'homme politique Robert Badinter, qui obtint l'abolition de la peine de mort en France, tente de donner des éclairages sur les événements. Avec tact, et tout en s'autorisant quelques envolées oratoires, voire lyriques, Badinter tente de calmer les esprits.

Entretien entre Léa Salamé et Robert Badinter le mercredi 21 octobre 2020, au lendemain de la décapitation de Samuel Paty. Diffusé sur France Inter.


LEA SALAME — Diriez-vous que l’assassinat de Samuel Paty est un véritable tournant ?

ROBERT BADINTER ­— Tournant, je ne crois pas. Je pense que c’est, encore une fois, le visage du terrorisme islamique qui se montre à nous. Mais, en cette période que je considère comme une période d’épreuve et de deuil national, comme vous m’en donnez l’occasion, je tiens à saluer la mémoire d’un homme qui à sa manière est pour moi un héros tranquille. Vous savez, dans le corps enseignant aujourd’hui, il y ainsi des femmes et des hommes qui s’exposent, et qui s’exposent pour nous, pour la République, qui tiennent bon. Les valeurs essentielles sans lesquelles la République n’existe plus, je dirais n’a aucune chance de connaître le bonheur de vivre dans un état de liberté (sic). Ce sont eux, les vrais combattants de la liberté, comme le colonel qui est tombé il y a quelques années de cela. Et je tiens à dire que c’est un héros de la liberté, un héros tranquille, un héros anonyme, un héros comme il y en a tant. Mais qu’il soit salué, qu’on se taise, qu’on rende hommage, que l’on ne se déchire pas autour de projets de loi. La question en cet instant n’est pas là. Elle est d’abord dans le témoignage que la nation doit rendre de reconnaissance à ces femmes et à ces hommes qui assument une fonction si difficile, et sans lesquels nous ne pourrions plus continuer à espérer vivre dans la liberté. On ne le dira jamais assez. On a parlé beaucoup de la noblesse du métier d’enseignant. Moi j’ai le privilège d’appartenir à cette communauté-là aussi, mais c’est pas ici (sic) une question de noblesse ou de dignité. C’est une question de courage tranquille. Les deux. Voilà. En dépit de toutes les menaces, en dépit du terrorisme islamique, en dépit de tous ceux qui voudraient supprimer la liberté, moi je continue. Je continue à ma place, je continue à dire aux enfants : « Voilà le chemin de la vérité, et voilà le chemin de la République. »

LEA SALAME —Mais les enseignants ne sont-ils pas laissés trop seuls ? Pour parler de la liberté d’expression, du blasphème, des caricatures, les hussards, ce héros tranquille dont vous parlez, ne sont-ils pas aujourd’hui seuls, fatigués ?

ROBERT BADINTER ­— Non, je ne crois pas. Je ne crois pas du tout qu’ils soient seuls. Je crois qu’ils se sentent, par moments, menacés, indiscutablement. Mais seuls, non. Les parents d’élèves, les élèves eux-mêmes, la communauté tout entière est là. Ce n’est pas la solitude. Ce qui est tragique, c’est qu’il y ait ces filières de haine qui ainsi s’en prennent à des femmes et à des hommes qui exercent dignement la plus haute fonction qui soit, à mon avis, dans la République.

LEA SALAME —L’assassin avait dix-huit ans, l’assassin de Samuel Paty, ça veut dire qu’il avait treize ans au moment des attentats de Charlie. A chaque fois, Robert Badinter, à chaque fois qu’il y a un attentat sur notre, sol, on dit « République, République », on dit « laïcité, laïcité » et à chaque fois ils recommencent. Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose qu’on a raté, qu’on a collectivement raté ?

ROBERT BADINTER ­— Ecoutez, difficile d’inférer d’un cas particulier, que nous connaissons mal, au parcours de ce garçon, une dimension générale. S’agissant d’un garçon de dix-huit ans qui a commis un acte monstrueux, l’interrogation se lève immédiatement : comment l'a-t-on élevé, qui l'a élevé, quels sont les mauvais maîtres qu'il s'était donnés, c'est là où gît la première responsabilité. Lui est mort après un acte de barbarie atroce, mais qu'est-ce qui peut conduire un adolescent vers un tel acte ? Et qu’il considère que c'est un devoir divin : là vous êtes dans une forme d'aliénation complète. Donc la responsabilité, je le pense, doit être étendue à ceux qui sont d’une certaine manière les co-auteurs intellectuels et complices en tout cas de cet acte."


LEA SALAME —C’est-à-dire : ceux qui ont fait des vidéos ? Ceux qui ont poussé à sévir et à intimider ? Les réseaux sociaux ?

ROBERT BADINTER ­—Mais les réseaux sociaux c'est une collectivité anonyme.Ici, tout particulièrement, ça commence par un propos d’adolescent, que dis-je d'une fillette de 13 ans, qui n'a même pas assisté à l'enseignement en question, c’est un non-dit, et la flammèche de la haine s'allume, et puis c'est le père, puis le prédicateur, et pour finir lui, à 70 kilomètres de là. Qu'est ce que c'est que ce réseau ? Encore une fois, le terme de « haine ». Comment est-ce que ça s’allume, ça se propage, ça se répand jusqu'à la mort ? Parce que ce sont des doctrines de mort, je le dis, et c'est peut-être en cela la menace la plus vive, le défi le plus cruel lancé à notre civilisation. Ce sont des champions de la mort, et nous, nous refusons. Nous sommes pour la vie. À 18 ans, il y a bien d'autres choses à faire que de penser à décapiter un enseignant pour un propos qu'on ne connaît pas, alors qu'on ne l'a jamais vu !"

LEA SALAME —Qu’avons-nous à leur opposer ? Qu’avons-nous à opposer à cette jeunesse qui se radicalise ? Qui semble trouver dans la religion une réponse à ses questions ? A part la République qui ne veut plus dire grand-chose pour eux. Qu’est-ce que la démocratie fatiguée a à leur opposer ? Des Iphone ? De la 5G ? Face à une quête de sens, qu’est-ce qu’on peut leur opposer ?

ROBERT BADINTER ­—Ecoutez, je pense que dans ce cas précis, où il s'agit, disons-le, du terrorisme islamique le plus violent et le plus intégriste, la réponse a été donnée par le recteur de la Grande mosquée, par les imams de Bordeaux, de Drancy et d’autres encore, qui ont rappelé ce qui doit être entendu, c’est que la religion musulmane n'est pas une religion de haine, de mort, c’est une des religions issues du livre et à ce titre elle est une religion aussi d'amour. On ne saura jamais assez rappeler à la communauté musulmane que aujourd'hui dans le monde, plus de 80% des victimes du terrorisme islamique sont des musulmans, Donc c'est à l'égard de ces prêcheurs de haine, à l’égard de ces fanatiques, que la réaction la plus importante doit venir de la communauté musulmane. C'est pourquoi je salue la parole du recteur et de ses imams, parce que c’est la plus efficace. C'est de chez eux et de la volonté d'appartenir à la communauté nationale que tout en définitive dépend.

LEA SALAME —Dernière question : cet attentat atroce intervient dans un moment où le pays, la France, est fatigué, assommépar le Covid, menacé par la crise économique. Donnez-nous des raisons d’espérer, Robert Badinter.

ROBERT BADINTER ­—C'est vrai que l'époque est cruelle, et je dirais peut-être terrible, et c'est vrai – et nous ne sommes pas les seuls - que nous sommes face à une très grave crise sanitaire et que nous allons inévitablement connaître une crise économique, sociale, et peut-être même politique. Ce qu’il faut se répéter, c’est : ce trésor dont nous avons hérité qui s’appelle la République, avec ses garanties, avec sa liberté, avec son droit à l’expression pour chacun, c’est cela le trésor qui nous a été légué après des siècles de combat. Alors, il faut veiller dessus, et pas s’agiter (sic) en demandant des lois, des lois, des lois, toujours des lois. Dieu sait que je les ai aimées, mais au-delà, il y a ce pourquoi ce professeur est mort : l'amour de la liberté et le respect des autres.


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Résumé

Robert Badinter commence par rendre hommage à Samuel Paty et à la communauté enseignante. Alors que la journaliste pointe la solitude des enseignants, lui accuse ce qui s'appelle les "filières de haine". Il pense qu'on ne peut pas généraliser à partir du cas de ce meurtrier, mais invite à identifier les "co-auteurs intellecturels". Selon lui, il faut chercher à comprendre comment un jeune de dix-huit ans peut en venir à tuer un enseignant qui travaille à 70 kilomètres de chez lui. L'intervieweuse demande alors si le problème ne vient pas du manque de perspective de la jeunesse. Badinter rétorque que, selon lui, c'est la communauté musulmane qui détient les clés. Elle seule peut lutter contre l'islamisme. Badinter en appelle enfin au respect des autres, plus efficace que toutes les lois.
Œuvre : Entretien diffusé sur France Inter
Auteur : Robert Badinter
Parution : 2020
Siècle : XXIe

Thèmes

terrorisme, islamisme, intégrisme, liberté, réseaux sociaux, haine, enseignement

Notions littéraires

Narration : Sans objet
Focalisation : Sans objet
Genre : Interview, Article
Dominante : Argumentatif
Registre : Lyrique, Oratoire, Polémique, Délibératif
Notions : modalisateurs, question rhétorique, répétitions, arguments, rythme, argumentation directe

Entrées des programmes

  • 5e - Vivre en société, participer à la société : avec autrui, familles, amis, réseaux. -> Productions issues des médias et des réseaux sociaux
  • 4e - Agir sur le monde : informer, s’informer, déformer ? - textes et documents issus de la presse et des médias
  • 3e - Vivre en société, participer à la société : dénoncer les travers de la société
  • 2nde - La littérature d’idées et la presse du XIXe siècle au XXIe siècle

Approfondir les notions littéraires présentes dans ce texte

Le registre polémique

On peut considérer qu’un texte relève du registre polémique lorsqu’il comporte des passages visant à rabaisser une personne ou un groupe, considérés comme l’adversaire. Lisez notre article sur le registre polémique.