Samuel Paty a été dénoncé sur les réseaux sociaux comme ennemi de l'islam, et cela a suffi pour qu'un assassin se réveille et passe à l'acte. Il y a certes des commanditaires plus ou moins proches de ce dernier qui entretiennent la haine contre la France et ses valeurs, mais la nouveauté de la période que nous vivons doit beaucoup à l'émergence de ce qu'on devrait appeler des réseaux antisociaux. La violence qui s'y manifeste est étourdissante, même sur des sites anodins, qu'ils soient consacrés au sport ou à la vulgarisation scientifique. Pour le sociologue Cyrille Bret, interrogé par "le Monde", la brutalité croissante de la vie politique contemporaine vient en grande partie de cette violence en ligne, où le contradicteur est un ennemi qu'on n'hésite plus à menacer.
En termes freudiens, on pourrait dire que les réseaux sociaux dissocient le sur-moi et le ça, sans médiation du moi. Il y a les réseaux du surmoi, Facebook et Instagram, où l'on se montre le plus beaux possible, où l'on multiplie les selfies souriants, où l'on photographie tout, y compris la nourriture. Et il y a le ça, le siège des pulsions, laissé à lui-même, masqué par l'anonymat, libérant les haines et cruautés qui sommeillent dans la société.
L'islam radical prospère sur ces circuits de haine. C'est sur ces réseaux que se fait le recrutement des terroristes, bien davantage que dans les mosquées. Le mécanisme à l'oeuvre est le même que celui qui prévaut sur les autres sites. Il s'agit de prendre sa revanche sur une société qui vous ignore, de gagner le quart d'heure de célébrité promis par Andy Warhol, de ne reculer devant rien pour attirer l'attention sur soi, y compris par la mise en scène de sa propre mort, une fois commis le crime contre autrui.
La gravité de ce qui se joue sur les réseaux numériques impose de réfléchir à leur régulation. La pire réponse serait de remettre en question la liberté de la presse en général, quand il s'agit en réalité d'en imposer les principes. Ce qu'un journal patenté, avec directeur de publication, n'a pas le droit d'écrire, ne peut être toléré sur le Net. On ne peut traiter quelqu'un de sale Juif ou de sale Arabe sans faire l'objet de poursuites. Ce qui est en jeu n'est pas du côté des principes mais des moyens. Il faut que la loi puisse s'appliquer partout et qu'un juge parvienne à la faire respecter. L'idée selon laquelle ce serait à Facebook ou autre Google de faire leur propre police serait une formidable régression vers une justice privée. C'est au juge de trancher. Il doit accéder à l'identité des auteurs de propos qu'il estime passibles de sanctions et, en l'absence de réponse des hébergeurs, décider de bloquer en urgence le message incriminé. Il faut aussi et peut-être surtout, en pensant très fort à Samuel Paty, que toute personne attaquée ad hominem sur un réseau numérique, et qui s'estime menacée dans son honneur ou dans sa vie, puisse obtenir un jugement en référé ou sur requête, qui permette de retirer sous 24 heures le message qui le menace, ainsi que toutes les traces qui pourraient y conduire. Cela exige une justice dont la vitesse d'exécution soit adaptée au temps numérique. Plutôt que des lois nouvelles, ce sont surtout des moyens supplémentaires, en personnel surtout, qui sont nécessaires. La liberté est à ce prix.