Refuser la séduction

Dans cet extrait de "Fille", Camille Laurens accentue le comique de situation en se livrant à une description très lyrique de sa correspondante anglaise avant de raconter la déconvenue de cette dernière. La focalisation interne permet de passer avec fluidité de la théâtralisation à l'introspection.

On se serre la main d’un air conciliant, comme si on passait l’éponge. Il y a eu un malentendu : « Laurence, chez les Anglais, est un prénom masculin - Laurence Olivier, l’acteur, you know… -, donc ils attendaient un garçon. — Je comprends », dis je. Mes parents aussi, ne dis-je pas. J’ai l’habitude. « Mais ça ne fait rien, ajoute l’organisateur, bonhomme, un garçon, une fille, c’est pareil. » 

Si on veut. 

Je monte en silence à l’arrière de la voiture. Peter conduit en me regardant d’un air éberlué dans le rétroviseur, Amy fixe la route. Ils habitent un pavillon à l’est de la ville. À peine entrée dans le hall, Amy s’écrie d’un ton sinistre, le visage tourné vers l’escalier qui mène à l’étage : « Helen ! Come down ! Laurence is there.» Je pose ma valise et lève aussi la tête tandis qu’un sirop musical dégouline le long de la rampe. Un pied chaussé d’un escarpin pailleté apparaît sur la première marche, puis un autre se cambre dans le vide, suivi d’une jambe gainée de noir, éclaboussée d’une écume de frous-frous en dentelle. Une main aux ongles rouges caresse la rampe tandis qu’émergent successivement du coffrage, avec la lenteur d’une meneuse de revue, des fesses moulées, une taille mince, des seins crémeux offerts sur un bustier comme sur le plateau de sainte Agathe, un cou gracieux et des dents souriantes dont la blancheur me sidère. Enfin le visage se montre, des yeux myosotis d’où la lumière disparaît à l’instant où ils croisent les miens. « Helen, dit le père en désignant de la main sa fille pétrifiée, l’air furieuse, au milieu de l’escalier. Laurence is a girl », confirme-t-il, mi-peiné mi-goguenard. J’esquisse un salut où se fond une excuse, je voudrais rentrer dans ma valise et être expédiée n’importe où, faute de quoi je dis : « How do you do ? » en effectuant une petite révérence, genou plié devant tant de beauté, how do you do ?, comment faites-vous pour être si…, comment fais-tu, plutôt, après tout elle n’est guère plus vieille que moi, elle doit avoir dix-sept ou dix-huit ans, comment fais-tu pour être si belle ? Helen ne répond pas et remonte l’escalier quatre à quatre. La musique est coupée net. Elle redescend vêtue d’un jean et d’un vieux tee-shirt et va couper des carottes dans la cuisine. Elle attendait un garçon, un garçon français, a french lover, et voilà, ce n’est que moi, only me. Ce que les filles font pour séduire les garçons, c’est ce que je découvre, qui m’effare et me trouble. Les robes, le strass, le rouge à lèvres… Tout ce cirque… Comme fille, je ne l’ai jamais fait, et je n’en ai jamais été la destinataire. Maman n’aime pas que je l’imite, et papa encore moins - une fois, Claude avait mis du fard à joues et il lui a demandé si elle voulait devenir clown. Alors pourquoi suis-je si touchée, excitée, curieuse du charme qu’il opère ? Et les garçons, eux, que font-ils pour nous séduire ? Je cherche, je ne trouve pas. Ils ont le droit d’être eux-mêmes, ils ne doutent pas d’être aimés pour eux-mêmes, sans artifices. Moi, suis-je vraiment une fille ? Je n’ai pas de vernis sur les orteils, pas de maquillage, et je répugne à me raser les aisselles - les garçons ne le font pas, ma mère non plus, mais Helen, si, je crois même qu’elle y met une poudre scintillante. Le matin, après ma douche, sous le néon blafard de la salle de bains, je plaque mes cheveux en arrière, je durcis la mâchoire et là, sous les sourcils broussailleux, la peau nue, on dirait mon père, il y a du garçon dans ma figure. Je ne sais pas décider. 

Juste une petite question avant de vous laisser lire le texte 😇

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Résumé

Laurence, la narratrice, est accueillie par les parents d'Helen dans le cadre d'un séjour linguistique. La jeune anglaise, persuadée d'accueillir un "french lover", s'est fardée et parée de ses plus beaux atours. Quelle déconvenue quand elle découvre que "Laurence" est une fille. L'autrice se livre alors à des réflexions sur les rapports des femmes et des hommes à la séduction.
Œuvre : Fille
Auteur : Camille Laurens
Parution : 2020
Siècle : XXIe

Thèmes

séduction, féminité, genre

Notions littéraires

Narration : 1re personne
Focalisation : Interne
Genre : Autobiographie
Dominante : Descriptif
Registre : Comique
Mouvement : Littérature contemporaine
Notions : focalisation interne, expansions du nom, théâtralité, portrait

Entrées des programmes

  • 3e - Se chercher, se construire : se raconter, se représenter
  • 5e - Vivre en société, participer à la société : avec autrui, familles, amis, réseaux. -> Récits d'enfance et d'adolescence non fictifs