Temps d’écran : « Cessons de cultiver le scepticisme »
TRIBUNE
Michel Desmurget
Directeur de recherche en neurosciences à l’Inserm
Alors que des milliers d’études démontrent la nocivité des écrans récréatifs sur le développement cognitif, somatique et émotionnel de l’enfant, les médias continuent d’en faire un sujet de débat, estime le chercheur en neurosciences cognitives Michel Desmurget. Une cacophonie qui maintient le doute et retarde toute prise de conscience collective.
Tribune. Le premier scandale fut celui du tabac. Puis vinrent les pesticides, l’amiante, le réchauffement climatique, etc. Tous ces désastres auraient pu être anticipés. L’ensemble des preuves scientifiques requises étaient là, parfois depuis trente ans, écrasantes, convergentes et consensuelles ; mais incapables de passer la barrière médiatique.
Il faut dire que les industriels firent de gros efforts pour nier l’évidence et cultiver le scepticisme. Portés par d’immenses ressources financières, ils s’offrirent tous les experts, universitaires, lobbyistes et journalistes nécessaires à la cause. C’est ainsi que l’incertitude noya le vrai et que le bien commun s’abîma dans les fanges du profit.
Aujourd’hui, c’est au tour de l’industrie numérique d’exploiter le filon. Côté scientifique, la messe est dite : des milliers d’études démontrent l’impact causalement délétère des écrans récréatifs sur le développement cognitif, somatique et émotionnel de l’enfant (pour une synthèse, La Fabrique du crétin digital, de Michel Desmurget, Points, 2020). Pourtant, du côté des médias, le débat reste vif.
Les « experts » se succèdent et s’opposent. Les articles contradictoires se multiplient sans jamais se répondre. Au final, cette cacophonie remplit pleinement son rôle : maintenir l’équivoque et retarder autant que faire se peut toute prise de conscience collective.
Propos de comptoir
Bien sûr, le doute est une étoffe complexe, tissée de nombreux facteurs convergents. Parmi les plus efficaces, on trouve notamment une inépuisable matrice d’éléments de langage prédigérés. Ceux-ci permettent de saturer l’espace public d’arguments bateaux, universellement applicables et qui s’élèvent tellement loin au-dessus des données que ces dernières en deviennent invisibles.
C’est ainsi que tout propos contrariant devient sans délai « alarmiste », « caricatural » ou « anxiogène ». De même, toute mise en garde trop précise est prestement accusée de « diaboliser les écrans » ou de « culpabiliser les parents ». Certains évoquent carrément une « panique morale », issue d’esprits conservateurs que le progrès effraie. Rien de nouveau nous assure-t-on, toutefois. Il y a cinquante ans les détracteurs de la modernité tapaient déjà sur le rock et la bande dessinée.
Mais, concrètement, quid des études et des faits ? Quel est l’apport informatif de ces clichés fourre-tout ? Faut-il taire l’influence néfaste des écrans récréatifs sur le développement au motif que le message est déplaisant ? Et que dire du rock et de la bande dessinée. Certains les ont incriminés, c’est vrai, mais sans produire aucune preuve corroborante.
C’est toute la différence avec les écrans récréatifs. In fine, si ces propos de comptoir ont toute leur place au café du commerce, ils n’ont rien à faire dans un débat documenté, objectif et sérieux.
Dernièrement, on a aussi vu se développer une large panoplie de réfutations spécifiques dont on peut discerner l’ultime parangon dans la question du temps d’écran. Cette mesure sert de base à nombre d’études scientifiques montrant un impact défavorable des écrans sur le développement.
Elle serait cependant, selon les propos représentatifs d’une psychologue clinicienne récemment interrogée par Le Monde, « sans valeur » et incarnerait « le degré zéro de l’analyse ». En effet, il faudrait distinguer les usages car « une personne peut tout à fait passer quatorze heures par jour à lire des pages Wikipédia ».
Effectivement, confirment d’autres spécialistes, les écrans peuvent être utilisés pour coder, interroger des contenus éducatifs, lire des livres au format digital, apprendre avec les « serious games », etc.
Pur sophisme
Malheureusement, ce folklore relativiste relève du pur sophisme. En effet, dans la vraie vie, lorsque l’arsenal des outils numériques actuels (tablettes, smartphones, consoles, ordinateurs, etc.) est mis à disposition des enfants et des adolescents, y compris à des fins supposément scolaires, les pratiques ne s’orientent pas vers l’idéal positif fantasmé dont on nous rebat les oreilles (quatorze heures par jour de Wikipédia, tu parles !), mais vers une orgie d’usages récréatifs dommageables.
Une large étude l’a encore souligné récemment en démontrant combien « les activités souvent citées pour invalider l’usage de l’expression “temps d’écran” sont rares statistiquement » (« The common sense census : media use by tweens and teens », 2019). Du reste, si tel n’était pas le cas, on ne trouverait pas des dizaines de recherches liant « temps d’écran » et déficits développementaux, notamment langagiers ou attentionnels.
En outre, personne ne s’inquiéterait de la consommation numérique des nouvelles générations. Rappelons quand même que celle-ci tourne, pour sa seule dimension récréative, à près de trois heures par jour à la maternelle, cinq heures au primaire et sept heures à l’adolescence.
Cumulé sur les dix-huit premières années d’existence cela représente l’équivalent de trente années scolaires ! Bien sûr les écrans sont aussi mobilisés pour les devoirs. Mais, là encore, l’usage s’avère minoritaire. En moyenne, les 8-12 ans consacrent treize fois plus de temps à se divertir qu’à étudier (4,7 heures versus 0,4 heure). Pour les 13-18 ans, on dépasse sept fois (7,4 heures versus 1 heure).
Néant verbeux
En résumé, l’espace médiatique regorge d’éléments de langage délusoires, plus ou moins spécifiques (les illustrations ici proposées ne sont en rien exhaustives). Ceux-ci permettent habilement d’estomper le consensus scientifique dans les brouillards de l’indétermination. Le problème, en effet, c’est qu’il est devenu très difficile, même avec la plus pure mauvaise foi, de nier frontalement la nocivité des outils numériques récréatifs qui dévorent à dose extravagante la vie de nos enfants.
Alors, pour éviter le crash industriel, on noie le problème dans un néant verbeux. On minaude, on tergiverse, on relativise. En un mot, on vend du doute. Tous les scandales passés de santé publique ont suivi ce chemin. Dire cela n’est en rien technophobe. Personne ne diabolise « les écrans » ni ne rejette les dimensions positives de l’actuelle révolution digitale.
Le problème, c’est que l’usage que nos enfants en font omet largement ces dimensions pour se concentrer sur les consommations récréatives les plus abêtissantes. Ce n’est ni une opinion personnelle, ni une hypothèse ouverte à controverse ; c’est un fait scientifique aujourd’hui établi.