Martha et sa mère comptent s’acheter une liberté et quitter leur village en tuant puis en détroussant les riches clients de leur auberge. Cependant, la mère est lasse et souhaiterait, au fond, que le jeune homme qui vient d’arriver chez elles les démasque et parte sans demander son reste.
SCÈNE VII
(La mère est seule. Elle se rassied, pose ses mains sur la table, et les contemple.)
LA MÈRE
Pourquoi lui avoir parlé de mes mains ? Si, pourtant, il les avait regardées, peut-être aurait-il compris ce que lui disait Martha1.
Il aurait compris, il serait parti. Mais il ne comprend pas. Mais il veut mourir. Et moi je voudrais seulement qu'il s'en aille pour que je puisse, encore ce soir, me coucher et dormir. Trop vieille ! Je suis trop vieille pour refermer à nouveau mes mains autour de ses chevilles et contenir le balancement de son corps, tout le long du chemin qui mène à la rivière. Je suis trop vieille pour ce dernier effort qui le jettera dans l'eau et qui me laissera les bras ballants, la respiration coupée et les muscles noués, sans force pour essuyer sur ma figure l'eau qui aura rejailli sous le poids du dormeur. Je suis trop vieille ! Allons, allons ! la victime est parfaite. Je dois lui donner le sommeil que je souhaitais pour ma propre nuit. Et c'est...
(Entre brusquement Martha.)
1 Martha s’est montré hostile avec le jeune client. Et la mère lui a montré ses mains en lui disant, sur le ton de la plaisanterie, qu’elles pourraient “maintenir les jambes d’un homme”...
Albert Camus, Le Malentendu, 1944