Michel Leiris, L'Âge d’homme : L’ablation des végétations

Dans son autobiographie L’Age d’homme, Leiris décrit de façon presque parodique l’épopée de son opération des végétations, avec tendresse et humour.

 Âgé de cinq ou six ans, je fus victime d'une agression. Je veux dire que je subis dans la gorge une opération qui consista à m'enlever des végétations ; l'intervention eut lieu d'une manière très brutale, sans que je fusse anesthésié. Mes parents avaient d'abord commis la faute de m'emmener chez le chirurgien sans me dire où ils me conduisaient. Si mes souvenirs sont justes, je m'imaginais que nous allions au cirque ; j'étais donc très loin de prévoir le tour sinistre que me réservaient le vieux médecin de la famille, qui assistait le chirurgien, et ce dernier lui-même. Cela se déroula, point pour point, ainsi qu'un coup monté et j'eus le sentiment qu'on m'avait attiré dans un abominable guet-apens. Voici comment les choses se passèrent : laissant mes parents dans le salon d'attente, le vieux médecin m'amena jusqu'au chirurgien, qui se tenait dans une autre pièce en grande barbe noire et blouse blanche (telle est, du moins, l'image d'ogre que j'en ai gardée) ; j'aperçus des instruments tranchants et, sans doute, eus-je l'air effrayé car, me prenant sur ses genoux, le vieux médecin dit pour me rassurer : « Viens, mon petit coco ! On va jouer à faire la cuisine.» À partir de ce moment je ne me souviens de rien, sinon de l'attaque soudaine du chirurgien qui plongea un outil dans ma gorge, de la douleur que je ressentis et du cri de bête qu'on éventre que je poussai. Ma mère, qui m'entendit d'à côté, fut effarée.

 Dans le fiacre qui nous ramena je ne dis pas un mot ; le choc avait été si violent que pendant vingt quatre heures il fut impossible de m'arracher une parole ; ma mère, complètement désorientée, se demandait si je n'étais pas devenu muet. Tout ce que je me rappelle de la période qui suivit immédiatement l'opération, c'est le retour en fiacre, les vaines tentatives de mes parents pour me faire parler puis, à la maison : ma mère me tenant dans ses bras devant la cheminée du salon, les sorbets qu'on me faisait avaler, le sang qu'à diverses reprises je dégurgitai et qui se confondait pour moi avec la couleur fraise des sorbets.

 Ce souvenir est, je crois, le plus pénible de mes souvenirs d'enfance. Non seulement je ne comprenais pas que l'on m'eût fait si mal, mais j'avais la notion d'une duperie, d'un piège, d'une perfidie atroce de la part des adultes, qui ne m'avaient amadoué que pour se livrer sur ma personne à la plus sauvage agression.

  

Michel Leiris, L’Age d’homme, 1939


Juste une petite question avant de vous laisser lire le texte 😇

Afin de proposer un contenu adapté, nous avons besoin de mieux vous connaitre.

Résumé

Le trajet pour aller chez le chirurgien est narré à la manière d’un conte de Perrault, où l’enfant trompé doit affronter des personnages malfaisants. Puis le registre change pour aller vers une scène d’horreur marquée par le sadisme des médecins, que Leiris évoque avec force hyperboles. Le texte se clôt par le retour de l’enfant innocent dupé par ses parents, se réfugiant dans le mutisme.
Œuvre : L’Age d’homme
Auteur : Michel Leiris
Parution : 1939
Siècle : XXe

Thèmes

enfance, mémoire, douleur, conte, sentiments, sensations, famille, médecine

Notions littéraires

Narration : 1re personne
Focalisation : Interne
Genre : Autobiographie
Dominante : Narratif
Registre : Merveilleux, Parodique, Épique
Notions : modalisateurs, hyperbole, subjectivité, humour, parodie

Entrées des programmes

  • 3e - Se chercher, se construire : se raconter, se représenter

Les figures de style et procédés d'écriture

  • du choc