Mazarine Pingeot - Incipit de Bouche cousue

Dans l'incipit de "Bouche cousue", Mazarine Pingeot exprime, dans un style exigeant proche de la prose poétique, son besoin de se réapproprier les souvenirs liés à son père, avant de devenir mère à son tour.

Jarnac, je n'en connais que la pluie. Les huit janvier, il ne fait pas beau en Charente. L'anniversaire de la mort de papa. Désormais les années commencent ainsi.


Pour la première fois depuis sept ans, je ne suis pas allée à Jarnac avec les Autres me recueillir sur la tombe de mon père.

Pour la première fois, je désire un enfant.

Faut-il s'éloigner d'une tombe pour faire un enfant ?


Un enfant pour de vrai. Pas ce caprice d'une plénitude abstraite, pas ce besoin de retenir un homme, pas cet attendrissement devant des chaussons de laine. Enfin je crois.

Je vais me faire espace, air et place pour l'accueillir. Mais, avant, il faut dévider par des mots les noeuds de la mémoire. Mon corps est un musée d'archives obstrué par le silence.


De mon père, beaucoup d'images qui appartiennent à tout le monde. Mes souvenirs n'ont personne à qui se dire, personne qui pourrait les partager. Mes souvenirs n'appartiennent pas non plus à mon père, c'est moi qui les garde, moi toute seule, moi qui n'ai pas de mémoire, et qui les laisse s'évanouir parce qu'on ne peut rien contre l'amnésie.

Mais tu vas arriver. Un jour. Et devant toi, l'enfant, je serai responsable de ces trous de mémoire.


Un jour, tu ouvriras des livres qui parlent de lui. Avant que tu découvres ce qu'on a fait de cet homme, mon père à moi, je dois réveiller ma mémoire, et te protéger de notre histoire en clarifiant la mienne.


Contre ces livres sur lui, je tiens ce journal. Je fais ce livre pour toi, l'enfant, pour que tu échappes aux mots qui ont tissé ma muselière. Il y a des gens que nous ne connaissons pas et qui vivent de notre mémoire, le sais-tu ? Ils s'enrichissent en nous pillant, et saccagent mes souvenirs. Je dois maintenant les reconstituer pour t'offrir un passé différent des livres d'histoire et des piles de journaux. Là tu ne trouveras pas celui sur lequel, un jour, tu m'interrogeras. Car tu seras curieux, c'est certain, et je devrai me faire violence pour accepter cette curiosité que je n'ai pas, que je refuse d'avoir.

Pendant cinquante-huit ans, il n'était pas mon père. Tu trouveras ces cinquante-huit ans autre part. Tu comprendras qu'ils ne m'appartiennent pas. Qu'ils me font concurrence.

Il ne m'a pas tout raconté. Mais il ne faut pas croire ce que disent les autres. Les autres parlent toujours d'eux.

Mon témoignage à moi est vivant. Et vivant restera ainsi ton grand-père.

Juste une petite question avant de vous laisser lire le texte 😇

Afin de proposer un contenu adapté, nous avons besoin de mieux vous connaitre.

Résumé

Mazarine Pingeot commence par faire le lien entre le deuil et le désir d'enfant. Pour accueillir son enfant, elle éprouve le besoin de clarifier ses souvenirs, de les purifier en évacuant l'opinion des Autres sur François Mitterrand. Elle souhaite que son héritier connaisse le grand-père avant de découvrir l'homme public.
Œuvre : Bouche cousue
Auteur : Mazarine Pingeot
Parution : 2005
Siècle : XXIe

Thèmes

deuil, mémoire, héritage, filiation

Notions littéraires

Narration : 1re personne
Focalisation : Sans objet
Genre : Autobiographie, Journal
Dominante : Explicatif
Registre : Lyrique, Didactique
Mouvement : Littérature contemporaine
Notions : prose poétique, question rhétorique, métaphore, apostrophe, situation d'énonciation, antithèse

Entrées des programmes

  • 3e - Se chercher, se construire : se raconter, se représenter
  • 2nde - Le roman et le récit du XVIIIe au XXIe siècle
  • 1ere - Le roman et le récit du Moyen-Age au XXIe siècle

Textes et œuvres en prolongement

Cécile Ladjali, "Shâb ou la nuit"