En 1886, la tension entre l’Allemagne et la France est à son comble. Le général Boulanger, alors favorable à une entrée en guerre, est soutenu par une grande partie des Français. L’écrivain Maurice Barrès raconte.
Les populations attendaient, appuyées sur les barrières de bois dans les gares. Toutes les phrases se terminaient par un geste plus fier de la tête relevée : « A la grâce de Dieu, s’il le faut ! » Et déjà l’on sentait les frères d’armes prêts à partager pour le même amour, dans les mêmes hasards, les mêmes périls.
Les hommes valides1 commandèrent en hâte des souliers de marche, amples et solides. (...) Avertis par leurs familles, Sturel et Roemerspacher2 accoururent d’Allemagne et d’Italie. Ces deux jeunes gens (...) se rendirent le soir de leur arrivée au café de Nomeny. Ils y portèrent, ils y puisèrent des sentiments d’abnégation3, de confiance patriotique et de discipline.
Dans cette attente de quinze jours, un sentiment commun se substitua aux soucis particuliers4 ; un état parut, qu’on pourrait appeler « l’âme nationale ». Elle se tournait vers la frontière, elle attendait un geste de Paris. (...) Aujourd’hui, le seul adversaire, c’est l’étranger ; le seul gouvernement, c’est le chef de l’armée5.
La France sent où se trouvent l’énergie et l’optimisme nécessaires.
Boulanger fut digne de ses responsabilités. Et Paris l’a suivi, acclamé, chanté, lui qui marchait à quinze pas en avant de toute l’armée. Comme il était jeune, et brave, et cher à cet immense public ! En lui, pour la première fois, la France contemple l’armée moderne, pénétrée par l’esprit de toutes les classes6. Ce Boulanger devant qui l’Allemagne recule, la France le conçoit comme le soldat au service de la République et peut-être l’accepte protecteur de la République. En face du terne Elysée, habité par un vieux légiste incapable d’un mouvement venu du cœur qui seul toucherait les masses, le jeune ministre de la Guerre, chevauchant sur son cheval noir, dispose d’un éclat qui parle toujours à une nation guerrière ; en outre, son autorité (...), par tel grand mot, par tel acte qui va jusqu’à l’âme, il saurait bien la multiplier : il convoquerait nos réserves d’énergie.
Maurice Barrès, L’Appel au soldat, 1900
1 Valides : physiquement aptes à faire la guerre.
2 Personnages du roman de Barrès.
3 Abnégation : sens du sacrifice.
4 Barrès veut dire que les gens oublient leurs problèmes personnels pour se consacrer à son pays.
5 Le général Boulanger.
6 Classes sociales.