Leurs enfants après eux - Les "racailles"

Dans cet extrait, Nicolas Mathieu met en oeuvre une véritable économie de la scène, créant un suspense par l'imbrication habile du dialogue et de la description. A travers la confrontation comique entre une classe moyenne triomphante et deux laissés-pour-compte, l'auteur dresse le portrait de la jeunesse du XXIe siècle.

Les cousins approchèrent pour voir ce qui se passait. Tout le monde faisait cercle autour de deux intrus en veste de survêt, les cheveux rasés sur les côtés et pas trace de fesses dans leur futal. A voir leur tête vindicative, l'air éperdu sur leur face, il était difficile de savoir s'ils allaient attaquer ou venaient de tomber dans un guet-apens. Le plus petit portait une chevalière et une chaîne en or par-dessus le col de sa veste Tacchini. L'autre s'appelait Hacine Bouali.

En voilà au moins un qu'Anthony connaissait. Hacine fréquentait le même bahut que lui. Il occupait principalement sa scolarité à zoner sous l'abri des scooters en crachant par terre. Quand on le croisait dans un couloir, on baissait généralement les yeux. Il avait la réputation d'être dangereux et de taper l'incruste dans les teufs pour boire à l'oeil, piquer des trucs, tout retourner et se tirer in extremis quand les flics débarquaient. Il n'était évidemment pas le bienvenu. Cinquante personnes le lui signifiaient par leur silence. Finalement, un tout petit mec sortit des rangs pour dénouer la crise. Il était si bien proportionné, si mignon avec sa coupe au bol, on aurait pu le prendre pour un Playmobil.

— On veut pas d'emmerdes, dit-il. Vous pouvez pas rester là.

— Toi, je t'emmerde ! répliqua Hacine.

— On vient pépère, qu'est-ce que vous faites chier ? ajouta son pote.

— Vous êtes pas invités, expliqua Playmobil. Vous pouvez pas rester.

— Allez, on veut pas d'ennuis, ajouta un nageur.

Il avait coiffé la capuche de son sweat et avançait les mains tournées vers le ciel. Il ajouta :

— Tirez-vous, maintenant.

— C'est bon, faites pas vos rats, tenta le pote de Hacine. On boit une bière vite fait, on se casse...

Le nageur fit encre un pas vers eux, écartant les bras en signe de paix. Il portait des tongs, ce qui plaidait plutôt en faveur de sa bonne volonté.

— Allez, les mecs. Prenez une canette et barrez-vous. On veut pas d'histoires.

Un ange passa, puis, écartant les bras à son tour, Hacine fit une annonce :

— Je vous baise tous vos mères...

De la graisse tombée sur les braises du barbecue grésilla dans le silence. Les étoiles impassibles brillaient d'un feu égal. Personne n'osa le contredire.

— Allez, c'est pas la peine, fit le nageur. On va pas se battre. C'est bon, maintenant.

— Toi, tu commences à me saouler, répliqua Hacine.

— Ouaaaah, c'est bon, on fait rien de mal, tenta encore l'acolyte. On veut juste boire un coup, tranquille.

Mais Playmobil ne voulait rien savoir. Déjà que des gens qui n'avaient rien à foutre là s'étaient incrustés, à un moment, il fallait bien dire stop. En plus, ses parents devaient revenir le lendemain, c'était pas possible quoi.

Alors Hacine osa le mot raciste. Le nageur claqua des doigts à deux reprises sous son nez.

— Hé, réveille-toi. T'es pas invité. Tu te tires, c'est tout. Ca va, maintenant.

— Toi, putain...

Hacine n'eut pas le temps d'en dire plus. Une meuf rousse en robe à fleurs avait paru à la fenêtre du premier étage. Elle cria :

— Je viens d'appeler les flics. Je vous préviens, je viens de les appeler, ils arrivent.

Et elle brandit un téléphone sans fil pour montrer qu'elle déconnait pas du tout.

— Tirez-vous maintenant, s'enhardit Playmobil.

Les deux pique-assiettes semblaient peu de chose quand on y réfléchissait, avec leur dégaine fuyante, ce début de moustache, leurs Nike disproportionnées au bout de leurs maigres guiboles. Il fallait pourtant cinquante personnes, un nageur et les gendarmes pour en venir à bout.

Hacine commença à battre en retraite, en tâchant de ne pas perdre la face, ce qui consistait principalement à se dandiner comme un habitant du Bronx. Bientôt, il se trouva à hauteur du barbecue et, d'un grand coup de semelle, il le fit basculer dans l'herbe. Le truc se fracassa, projetant des braises jusque sur la terrasse. Aussitôt, une nénette qui se trouvait tout près se mit à pousser des glapissements suraigus.

— Vous êtes complètement cons ! cria sa copine.

— Allez, foutez le camp, merde !

— Elle s'est brûlée !

Les intrus furent bientôt forcés de se tirer en vitesse et pour plus de sûreté, on les suivit jusque dans la rue. Ils prirent leur temps pour traverser le village, se retournant de temps en temps pour crier des injures et faire des doigts. Leurs silhouettes disparurent progressivement, puis on entendit la plainte d'un scoot s'étirer au loin, avant de mourir.




Accédez à ce texte pour
1 €

Cet achat vous donne un accès permanent au texte « Leurs enfants après eux - Les "racailles" » uniquement. Si vous ne créez pas de compte utilisateur avant d'efféctuer votre achat, vous aurez un accès temporaire au texte mais vous pourrez à tout moment le récupérer en créant un compte utilisateur avec le même email que vous aurez utilisé lors de votre achat.

Résumé

Alors que la fête bat son plein chez une jeune bourgeoise rencontrée par le narrateur quelques heures auparavant, deux intrus font irruption. Le narrateur, Anthony, reconnaît l’un d’eux, Hacine, un zonard nerveux et pique-assiette. Ce dernier insulte le propriétaire qui lui demandait poliment de partir, puis le traite de raciste. Alors que la situation s’enlise, une des invitées avertit qu’elle a appelé la police. Le narrateur insiste alors sur le physique inoffensif des deux intrus. Comment expliquer qu’ils tétanisent ainsi l’assemblée ? Pour sauver la face, Hacine donne un grand coup de pied dans le barbecue, qui blesse une jeune fille. Les intrus n'ont plus d’autre choix que de partir, sous les huées.
Œuvre : Leurs enfants après eux
Auteur : Nicolas Mathieu
Parution : 2018
Siècle : XXIe

Thèmes

fête, lutte des classes, conflit, violence, marginalisation

Notions littéraires

Narration : 3e personne
Focalisation : Interne
Genre : Roman
Dominante : Narratif, Descriptif
Registre : Comique, Dramatique
Mouvement : Littérature contemporaine
Notions : discours indirect libre, discours rapporté, scène, portrait

Entrées des programmes

  • 5e - Vivre en société, participer à la société : avec autrui, familles, amis, réseaux. -> Récits d'enfance et d'adolescence fictifs
  • 2nde - Le roman et le récit du XVIIIe au XXIe siècle
  • 1ere - Le roman et le récit du Moyen-Age au XXIe siècle