Hacine descendit la côte de la ZUP sur l’YZ, plein gaz, le buste penché. Il s’enfila dans le centre-ville à fond de troisième. Le jeu consistait désormais à ne plus freiner. Il suffisait pour cela d’anticiper les virages et de remettre les gaz en fin de courbe. Le petit moteur crépitait rageusement dans les ruelles. Sur son passage, les gens ne voyaient rien qu’une silhouette maigre, deux bras filiformes sortis d’un t-shirt extra-large. Aussitôt, ils tiraient de cette vision et de la gêne occasionnée des conclusions politiques. Dans la poitrine de Hacine, un cœur de dix-sept ans était pris dans les barbelés. Il était évidemment exclu pour lui de s’arrêter aux feux. Il n’en pouvait plus. La mort devenait par instants un sort enviable.
Il se retrouva bientôt sur la départementale qui s’étirait toute droite vers Etange et choisit de s’arrêter en bordure d’un champ où reposaient d’énormes ballots de paille. Il abandonna la bécane et partit à travers les chaumes desséchés. Il allait d’un bon pas, la lèvre moite, ses bras nus ballant le long du corps. Sur sa langue, un goût de pièce de cuivre. Il s’ouvrait la route dans un frottement sec, laissant derrière lui un sillage aplati. Il poursuivit jusqu’à la fatigue puis s’adossa dans l’ombre d’un ballot. Il tira alors son Zippo de sa poche et se mit à jouer avec. Il l’ouvrait du pouce et l’allumait sur son jean. Le soleil avait faibli et diffusait maintenant sur la campagne une lumière enrobante et douce. C’était un vieux briquet couleur bronze, comme au Viêtnam. Il l’avait pris à un môme pendant les épreuves du brevet. Chaque année, les élèves de troisième de Hurlevent, un bahut privé du centre-ville, venaient passer leur exam à Louis-Armand. Il fallait les voir débouler avec leurs pulls Benetton. Les parents les déposaient en lançant des regards inquiets sur les bâtiments publics et gris. On se serait cru sur le quai d’une gare après la conscription. Cette tradition républicaine de l’examen délocalisé remontait à un moment déjà. Les premières éditions avaient d’ailleurs été riches en rapines diverses et autres vexations compensatoires. Mais cette lutte des classes de basse intensité ne rapportait plus guère. Les nantis de Hurlevent s’étaient passé le mot et laissaient désormais leur montre de communiant à la maison ; et on n’allait quand même pas leur tirer leur Tann’s. La dernière fois, Hacine s’en était pris à un groupe de chevelus en t-shirt de rock. C’est ainsi qu’il s’était approprié le Zippo et deux capodastres. La flamme bleue sentait bon le pétrole et il alluma un brin de paille à ses pieds. Celui-ci s’embrasa aussitôt. Malgré la tentation, Hacine étouffa le feu sous sa semelle. Ce goût de pièce de cuivre se répandait dans sa gorge. Une acidité lui venait dans la poitrine et il sentit sa bouche se remplir de salive. Il alluma son briquet une nouvelle fois. La balle de paille s’embrasa dans un grand crépitement de chaleur, un soupir de fumée. Les flammes montaient, aiguës, voluptueuses. L’odeur était merveilleuse. Il fit quelques pas en arrière pour mieux voir. Déjà, le feu courait sur le sol, allait chercher plus loin sa pitance. Hacine respirait à pleins poumons. Il commença à éprouver ce calme sidérant qui venait à chaque fois. Il pouvait enfin rentrer chez lui. Quand la moto démarra, on aurait pu croire que toute la vallée flambait dans son dos.