Leurs enfants après eux - Le zippo

Dans cet extrait, Nicolas Mathieu joue sur les focalisations pour mettre au jour la détresse d'un personnage incompris et accablé par les préjugés dont il est l'objet. La satire des classes dominantes est adoucie par une description lyrique de la marche d'Hacine à travers les chaumes desséchés.

Hacine descendit la côte de la ZUP sur l’YZ, plein gaz, le buste penché. Il s’enfila dans le centre-ville à fond de troisième. Le jeu consistait désormais à ne plus freiner. Il suffisait pour cela d’anticiper les virages et de remettre les gaz en fin de courbe. Le petit moteur crépitait rageusement dans les ruelles. Sur son passage, les gens ne voyaient rien qu’une silhouette maigre, deux bras filiformes sortis d’un t-shirt extra-large. Aussitôt, ils tiraient de cette vision et de la gêne occasionnée des conclusions politiques. Dans la poitrine de Hacine, un cœur de dix-sept ans était pris dans les barbelés. Il était évidemment exclu pour lui de s’arrêter aux feux. Il n’en pouvait plus. La mort devenait par instants un sort enviable.

Il se retrouva bientôt sur la départementale qui s’étirait toute droite vers Etange et choisit de s’arrêter en bordure d’un champ où reposaient d’énormes ballots de paille. Il abandonna la bécane et partit à travers les chaumes desséchés. Il allait d’un bon pas, la lèvre moite, ses bras nus ballant le long du corps. Sur sa langue, un goût de pièce de cuivre. Il s’ouvrait la route dans un frottement sec, laissant derrière lui un sillage aplati. Il poursuivit jusqu’à la fatigue puis s’adossa dans l’ombre d’un ballot. Il tira alors son Zippo de sa poche et se mit à jouer avec. Il l’ouvrait du pouce et l’allumait sur son jean. Le soleil avait faibli et diffusait maintenant sur la campagne une lumière enrobante et douce. C’était un vieux briquet couleur bronze, comme au Viêtnam. Il l’avait pris à un môme pendant les épreuves du brevet. Chaque année, les élèves de troisième de Hurlevent, un bahut privé du centre-ville, venaient passer leur exam à Louis-Armand. Il fallait les voir débouler avec leurs pulls Benetton. Les parents les déposaient en lançant des regards inquiets sur les bâtiments publics et gris. On se serait cru sur le quai d’une gare après la conscription. Cette tradition républicaine de l’examen délocalisé remontait à un moment déjà. Les premières éditions avaient d’ailleurs été riches en rapines diverses et autres vexations compensatoires. Mais cette lutte des classes de basse intensité ne rapportait plus guère. Les nantis de Hurlevent s’étaient passé le mot et laissaient désormais leur montre de communiant à la maison ; et on n’allait quand même pas leur tirer leur Tann’s. La dernière fois, Hacine s’en était pris à un groupe de chevelus en t-shirt de rock. C’est ainsi qu’il s’était approprié le Zippo et deux capodastres. La flamme bleue sentait bon le pétrole et il alluma un brin de paille à ses pieds. Celui-ci s’embrasa aussitôt. Malgré la tentation, Hacine étouffa le feu sous sa semelle. Ce goût de pièce de cuivre se répandait dans sa gorge. Une acidité lui venait dans la poitrine et il sentit sa bouche se remplir de salive. Il alluma son briquet une nouvelle fois. La balle de paille s’embrasa dans un grand crépitement de chaleur, un soupir de fumée. Les flammes montaient, aiguës, voluptueuses. L’odeur était merveilleuse. Il fit quelques pas en arrière pour mieux voir. Déjà, le feu courait sur le sol, allait chercher plus loin sa pitance. Hacine respirait à pleins poumons. Il commença à éprouver ce calme sidérant qui venait à chaque fois. Il pouvait enfin rentrer chez lui. Quand la moto démarra, on aurait pu croire que toute la vallée flambait dans son dos.


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Résumé

Alors qu’il vient de passer deux heures aux auto-tamponneuses avec ses compagnons de la ZUP, Hacine part en moto pour tromper l’ennui. Son allure de délinquant cache un désespoir intime que seule la vitesse peut apaiser. Après avoir parcouru quelques kilomètres, il se gare au bord d’un champ. Il traverse les chaumes et se met à jouer avec un Zippo volé à un des élèves de l’école privée d’à côté pendant les épreuves du brevet – seul événement qui voit se mêler la bourgeoisie d’Etange et les déclassés de la ZUP. Grisé par le crépitement d’un brin de chaume qu’il a enflammé, Hacine laisse le feu se répandre.
Œuvre : Leurs enfants après eux
Auteur : Nicolas Mathieu
Parution : 2018
Siècle : XXIe

Thèmes

lutte des classes, banlieues, urbanisme, jeunesse, moto, périurbain

Notions littéraires

Narration : 3e personne
Focalisation : Omnisciente
Dominante : Narratif
Registre : Satirique, Lyrique
Mouvement : Littérature contemporaine
Notions : métaphore

Entrées des programmes

  • 4e - Vivre en société, participer à la société : individu et société : confrontation de valeurs ? - extraits de roman ou de nouvelles du XVIIIe à nos jours
  • 4e - Regarder le monde, inventer des mondes : la fiction pour interroger le réel - roman
  • 4e - Questionnement complémentaire : la ville, lieu de tous les possibles ? - romans du XIXe à nos jours présentant des représentations contrastées du milieu urbain
  • 3e - Vivre en société, participer à la société : dénoncer les travers de la société
  • 2nde - Le roman et le récit du XVIIIe au XXIe siècle
  • 1ere - Le roman et le récit du Moyen-Age au XXIe siècle

Approfondir les notions littéraires présentes dans ce texte

Le registre satirique

Un texte satirique est un texte dont le but premier est de prendre pour cible un individu, un groupe, des valeurs ou des thèmes à première vue respectables, et de les rabaisser en en dévoilant les travers. Lisez notre article sur le registre satirique.