Les lois de l'ascension - L'entrepôt

C'est au moment où elle sort le livre de l'étagère que l'appareil lui échappe, puis elle voit sa main gauche battre l'air, s'ouvrir et se refermer sur rien, avant d'entendre le bruit mat de la chute sur la dalle de béton. Les battements de son coeur lui deviennent de plus en plus perceptibles, une sensation d'oppression qui donne l'impression qu'un petit poing frappe son sternum, provoque cette contraction. Elle regarde à droite, à gauche ; elle est seule dans la travée. Elle s'accroupit devant l'appareil, constate qu'aucun morceau ne s'en est détaché mais son soulagement s'évanouit quand ses yeux se posent sur l'écran, qui se zèbre de lignes noires. Puis s'éteint. Comme un oeil se fermerait, l'oeil de son guide et de son gardien.

Elle saisit l'appareil, presse plusieurs fois la touche on-off, mais l'écran demeure sombre. Elle pourrait taper dessus, la brève vision d'un personnage en pyjama tambourinant sur son vieux poste de télé en plein match, mais elle n'ose pas, par crainte de le déglinguer davantage.

Jamais une chose pareille ne lui est arrivée depuis qu'elle travaille ici. Des mois qu'elle effectue plus ou moins les mêmes gestes, avec de plus en plus d'adresse sans que rien ne lui échappe des mains. Elle essaie de se remémorer l'instant où l'appareil a glissé mais elle se rappelle juste l'avoir vu tomber. Son emprise sur la poignée avait dû se relâcher, peut-être à cause d'un surplus de fatigue, des heures de marche accumulées, ou d'une pensée trop prégnante qui aura aspiré son attention à cet instant. Elle allait vite, elle voulait aller vite, mais pas plus que d'habitude.

Autour d'elle, il n'y a toujours personne. Elle est pourtant certaine d'avoir entendu quelque chose, une espèce de bruissement, rapide, aérien, à moins que ce ne soit encore elle, l'impression qu'elle avait eue récemment, celle d'une chuchotement, à la fois proche et lointain, qui l'avait fait tressaillir, incompréhensible bien qu'assez incisif pour ressembler à l'appel de son prénom.

C'est vraisemblablement l'appréhension qui trouble son ouïe. Si elle ne réagit pas, ne bouge pas, quelqu'un viendra bientôt la trouver. Depuis combien de temps l'appareil est-il tombé ? Deux, cinq, dix minutes, la stupéfaction a brouillé sa perception du temps. Ils ont dû s'apercevoir de la brusque interruption de sa cadence d'enregistrement, c'est sûr. Elle n'a même pas scanné le dernier livre qu'elle tient encore à la main, faisant glisser la pulpe de ses doigts sur sa couverture pour en éprouver la douceur. Elle doit remonter la travée, retrouver le chariot qu'elle a laissé au début de celle-ci, déjà chargée d'une petite cinquantaine de bouquins. Elle le tire, le pousse devant elle, marchant aussi vite qu'elle le peut le long du couloir central. A quelques mètres devant, une autre pickeuse a jailli d'une travée latérale. Arc-boutée sur son chariot, la jeune femme, dont elle a oublié le prénom, remonte la travée dans sa direction. Bref rictus de reconnaissance, pas un mot, jamais pendant le service. Au début cela la dérangeait comme une impolitesse, un mépris de l'autre et d'elle-même ; maintenant elle préfère. De toute façon, que pourraient-elles se dire que l'autre ne sait pas...le dos endolori, les jambes lourdes, l'abrutissement, la crainte de ne pas remplir de son quota ou que ce soit l'autre, justement, qui vous grille au prochain contrat.

Œuvre : Les lois de l'ascension
Auteur : Céline Curiol
Parution : 2021
Siècle : XXIe

Thèmes

Notions littéraires

Narration : Sans objet
Focalisation : Sans objet
Genre : Roman