Les lois de l'Ascension - Description de Dubaï

Elle n'a jamais vu une autoroute ainsi, du dessus. Une bande de goudron parfaitement rectiligne tendue vers un point de fuite aussi lointain. Une large et longue bande tracée au cordeau, dont l'extrémité plonge dans la brume de chaleur vaporeuse qui ceint la base des gratte-ciels dressés contre l'horizon. Tel un pont-levis géant, une interminable langue grise qui conduit jusqu'au centre de la métropole. On la dirait tout droit sortie d'un film d'anticipation, à cause de sa parfaite rectitude, de sa taille. Sur les six voies qui s'étendent de chaque côté de la rambarde médiane, un nombre faramineux de véhicules se déplacent. Une succession continue, fluide, qui rappelle un liquide métallique, un sang urbain scintillant au soleil par endroits, canalisé par cette artère maîtresse afin d'alimenter en particules humaines le coeur de la démente cité. Elle les regarde venir, fuir, à vitesses homogènes, tels de petits jouets téléguidés qui filent en ligne droite, doublant peu, et s'engouffrent sous ses pieds, émergeant sous la passerelle sur laquelle elle se tient. Combien en passe-t-il par minute ? Elle n'entend presque rien, juste un chuintement caverneux.

Elle s'est arrêtée face à la vitre, fascinée par l'autoroute, si différente de celles qu'elle a connues en France où les villes ne sont pas traversées par des axes routiers si imposants. En ce paysage n'est visible aucune tache de verdure, pas même la cime d'un arbre ou la touffe d'un buisson en bordure de trafic, aucune jardinière ou jardin en terrasse. Béton, verre, sable. Les trois éléments fondamentaux de ce lieu de survie luxueux en milieu aride. La poussière de roche s'étend en dunes et plages sur des centaines de kilomètres autour de ce tronc robuste de vertigineuses verticales, de barres compactes aux couleurs pastel : la nature sous sa forme la plus élémentaire colonisée par l'expansion de constructions démesurées, une sophistication technologique trop follement humaine. Il y a un siècle, ne vivaient ici que des pêcheurs de perles et des Bédouins, dans des maisons en bois et torchis, hautes de quelques étages. Quels pouvoirs magiques leurs habitants avaient-ils reçus pour réussir pareille mutation en un demi-siècle ? A moins que seuls le pétrole, le progrès technique et l'abondance de main-d'oeuvre n'aient permis de concrétiser ce rêve de rivalité avec l'Occident.

L'architecture est sans inventivité particulière, sauf dans la forme des toitures peut-être, en coupole ou en pic ; une copie des métropoles américaines, en plus grand, plus large, plus systématiquement rectangulaire. Elle est impressionnée mais pas tel qu'elle l'avait prévu avant son départ. L'impression n'est pas excitante mais pénible, comme si elle voyait advenir l'avenir. Un avenir aseptisé et artificiel où toute forme de contact avec d'autres vivants d'autres espèces disparaîtrait, sauf pour quelques rares spécimens domestiqués. Cette ville représentait l'enfermement de l'homme dans la certitude qu'il était maître absolu et pouvait se passer de la nature pour vivre. Certes, il y avait l'air et l'eau, même ici ; mais l'air respiré était le plus souvent climatisé, l'eau dessalée ou chlorée. Ce pourrait être un cauchemar, se dit-elle, mais elle est debout et éveillée, absolument seule dans un couloir aux vastes proportions, conçu pour permettre à des centaines de piétons de rejoindre la rue. Le terme couloir semble d'ailleurs inapproprié tant les passages entre les bâtiments sont larges, des espaces déserts et inhospitaliers où l'on va à la dérive. "Avenue" ou "boulevard" ne conviennent pas non plus, qui dresseraient là une succession de commerces, de cafés, alors qu'il n'y en a aucun. Juste des murs, des climatiseurs et des ouvertures perpétuellement fermées.


En l'an 2500, quel rôle conféreraient les historiens à la construction de Dubaï dans l'avènement de la civilisation d'alors ? Ferait-elle figure de pionnière, de modèle de réussite sur une planète vouée à la désertification ou serait-elle jugée aberrante folie par une humanité usant désormais des ressources naturelles de façon plus spartiate, dans le respect des écosystèmes ?

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Résumé

Alors que la narratrice traverse une artère de Dubaï, elle est frappée par le ballet des voiture sur l'autoroute monstrueuse qui mène au quartier des gratte-ciels. Fascinée par le spectacle, la narratrice s'arrête et prend conscience de l'hybris dont témoigne le gigantisme des bâtiments et, surtout, l'absence totale de végétation. Le texte prend une portée philosophique dans le paragraphe suivant, où l'architecture livre un aperçu de l'"avenir aseptisé" qui attend l'humanité. Le dernier paragraphe pose alors la question de la perception de Dubaï par les générations futures : ville pionnière ou "aberrante folie" ?
Œuvre : Les lois de l'ascension
Auteur : Céline Curiol
Parution : 2021
Siècle : XXIe

Thèmes

architecture, hybris, Dubaï, anthropocène

Notions littéraires

Narration : 3e personne
Focalisation : Interne
Genre : Roman
Dominante : Descriptif
Registre : Épique
Mouvement : Littérature contemporaine
Notions : focalisation interne, métaphore, hybris

Entrées des programmes

  • 5e - Questionnement complémentaire : l’être humain est-il maître de la nature ? - description réaliste
  • 4e - Questionnement complémentaire : la ville, lieu de tous les possibles ? - romans du XIXe à nos jours présentant des représentations contrastées du milieu urbain
  • 2nde - Le roman et le récit du XVIIIe au XXIe siècle
  • 1ere - Le roman et le récit du Moyen-Age au XXIe siècle