Ce matin-là, ils s'étaient levés comme tous les matins, ignorant qu'il ne leur restait que quelques heures de bonheur, de sérénité, et que le soir même leur vie aurait sombré dans un désastre qui n'avait pas de nom. Qui pouvait imaginer cela ? Elle aurait donné n'importe quoi pour revenir en arrière. Quelques heures. Seulement quelques heures. Dire non. Voilà tout. Non, vous n'allez pas jouer dehors. Il suffisait de rien, trois fois rien. Quelqu'un, quelque part, pouvait bien lui accorder cette faveur : remonter le temps et prononcer d'autres mots. Des mots qu'elle avait hésité à dire, des mots qui avaient effleuré ses lèvres mais qui, dans un moment de faiblesse, s'étaient inclinés. Elle voulait dire non. Non, nous n'avons pas le temps, il faut terminer le travail scolaire et tourner une vidéo pour Instagram. Mais Kimmy et Sammy avaient eu l'air tellement contents à l'idée de retrouver les autres. Alors elle avait pensé : "pour une fois", et elle avait dit oui.
Une fois, un seule, et leur vie était dévastée ?
Mélanie devait prendre la mesure de l'événement. Pour l'instant, elle était comme ces étrangers qui ne comprennent que la moitié de la phrase prononcée par leur interlocuteur et doivent, au prix d'un intense effort d'adaptation, en reconstituer le sens. Elle percevait très clairement, sans pouvoir le formuler, qu'une partie de l'énoncé lui était inaccessible. La vérité était au-dessus de ses forces. La capacité de résistance dont elle avait fait preuve ces dernières heures lui avait permis de faire bonne figure, de répondre aux questions. C'était déjà beaucoup.
Maintenant elle était là, debout dans la cuisine, et elle allait rejouer mentalement ce moment, encore et encore, et supplier à voix haute une instance supérieure pour qu'il n'ait pas eu lieu.
A la fin pourtant, il lui faudrait s'asseoir. Peut-être même dormir. Et accepter l'idée que sa fille avait disparu.