Les Caractères de la Bruyère - Des Biens de fortune, fragment 38

Dans ce fragment, La Bruyère, conformément à son entreprise moraliste, veut mettre en lumière le décalage entre le mérite personnel et la position sociale. A travers une sorte de syllogisme et une ironie de plus en plus acérée, il montre que l'homme qui veut faire fortune n'a pas besoin d'esprit.

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  Il faut une sorte d’esprit pour faire fortune, et surtout une grande fortune : ce n’est ni le bon ni le bel esprit, ni le grand ni le sublime, ni le fort ni le délicat ; je ne sais précisément lequel c’est, et j’attends que quelqu’un veuille m’en instruire.

  Il faut moins d’esprit que d’habitude ou d’expérience pour faire sa fortune ; l’on y songe trop tard, et quand enfin l’on s’en avise, l’on commence par des fautes que l’on n’a pas toujours le loisir de réparer : de là vient peut-être que les fortunes sont si rares.

  Un homme d’un petit génie peut vouloir s’avancer : il néglige tout, il ne pense du matin au soir, il ne rêve la nuit qu’à une seule chose, qui est de s’avancer. Il a commencé de bonne heure, et dès son adolescence, à se mettre dans les voies de la fortune : s’il trouve une barrière de front qui ferme son passage, il biaise naturellement, et va à droit ou à gauche, selon qu’il y voit de jour et d’apparence, et si de nouveaux obstacles l’arrêtent, il rentre dans le sentier qu’il avait quitté ; il est déterminé, par la nature des difficultés, tantôt à les surmonter, tantôt à les éviter, ou à prendre d’autres mesures : son intérêt, l’usage, les conjonctures le dirigent. Faut-il de si grands talents et une si bonne tête à un voyageur pour suivre d’abord le grand chemin, et s’il est plein et embarrassé, prendre la terre, et aller à travers champs, puis regagner sa première route, la continuer, arriver à son terme ? Faut-il tant d’esprit pour aller à ses fins ? Est-ce donc un prodige qu’un sot riche et accrédité ?

  Il y a même des stupides, et j’ose dire des imbéciles, qui se placent en de beaux postes, et qui savent mourir dans l’opulence, sans qu’on les doive soupçonner en nulle manière d’y avoir contribué de leur travail ou de la moindre industrie : quelqu’un les a conduits à la source d’un fleuve, ou bien le hasard seul les y a fait rencontrer ; on leur a dit : "Voulez-vous de l’eau ? puisez" ; et ils ont puisé.


Œuvre : Les Caractères
Auteur : Jean de la Bruyère
Parution : 1688
Siècle : XVIIe

Thèmes

Notions littéraires

Narration : Sans objet
Focalisation : Sans objet
Genre : Fragments
Dominante : Argumentatif
Registre : Satirique
Mouvement : Classicisme
Notions : moraliste

Entrées des programmes

  • 3e - Vivre en société, participer à la société : dénoncer les travers de la société
  • 1ere - La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle

Les figures de style et procédés d'écriture

  • exemple argumentatif
  • hyperbate
  • double modalisation
  • incursion d'auteur
  • subordonnée concessive

Approfondir les notions littéraires présentes dans ce texte

Le registre satirique

Un texte satirique est un texte dont le but premier est de prendre pour cible un individu, un groupe, des valeurs ou des thèmes à première vue respectables, et de les rabaisser en en dévoilant les travers. Lisez notre article sur le registre satirique.

Textes et œuvres en prolongement

La Bruyère, "De la Cour", 74