Le Père Goriot - Rastignac espion

Dans cet extrait du père Goriot, Balzac exploite les ressources de la focalisation interne pour créer une atmosphère de mystère, presque policière. Rastignac devient espion, et Goriot et Vautrin les membres d'une pègre mystérieuse. Mais le monologue intérieur du jeune homme révèle son trouble face à des événements pour lors incompréhensibles.

Sa pensée vagabonde escomptait si drûment ses joies futures qu'il se croyait auprès de madame de Restaud quand un soupir semblable à un han de saint Joseph1 troubla le silence de la nuit, retentit au cœur du jeune homme de manière à le lui faire prendre pour le râle d'un moribond. Il ouvrit doucement la porte, et quand il fut dans le corridor, il aperçut une ligne de lumière tracée au bas de la porte du père Goriot. Eugène craignit que son voisin ne se trouvât indisposé, il approcha son oeil de la serrure, regarda dans la chambre, et vit le vieillard occupé de travaux qui lui parurent trop criminels pour qu'il ne crût pas rendre service à la société en examinant bien ce que machinait nuitamment le soi-disant vermicellier. Le père Goriot, qui sans doute avait attaché sur la barre d'une table renversée un plat et une espèce de soupière en vermeil, tournait une espèce de câble autour de ces objets richement sculptés, en les serrant avec une si grande force qu'il les tordait vraisemblablement pour les convertir en lingots. "Peste ! quel homme ! se dit Rastignac en voyant le bras nerveux du vieillard qui, à l'aide de cette corde, pétrissait sans bruit l'argent doré, comme une pâte. Mais serait-ce donc un voleur ou un receleur qui, pour se livrer plus sûrement à son commerce, affecterait la bêtise, l'impuissance, et vivrait en mendiant ?" se dit Eugène en se relevant un moment. L'étudiant appliqua de nouveau son oeil à la serrure. Le père Goriot, qui avait déroulé son câble, prit la masse d'argent, la mit sur la table après y avoir étendu sa couverture, et l'y roula pour l'arrondir en barre, opération dont il s'acquitta avec une facilité merveilleuse. "Il serait donc aussi fort que l'était Auguste, roi de Pologne ?" se dit Eugène quand la barre ronde fut à peu près façonnée. Le père Goriot regarda tristement son ouvrage, des larmes sortirent de ses yeux, il souffla le rat-de-cave2 à la lueur duquel il avait tordu ce vermeil, et Eugène l'entendit se coucher en poussant un soupir. "Il est fou", pensa l'étudiant.

"Pauvre enfant !" dit à haute voix le père Goriot.

A cette parole, Rastignac jugea prudent de garder le silence sur cet événement, et de ne pas inconsidérément condamner son voisin. Il allait rentrer quand il distingua soudain un bruit assez difficile à exprimer, et qui devait être produit par des hommes en chaussons de lisière montant l'escalier. Eugène prêta l'oreille, et reconnut en effet le son alternatif de la respiration de deux hommes. Sans avoir entendu ni le cri de la porte ni les pas des hommes, il vit tout à coup une faible lueur au second étage, chez monsieur Vautrin. "Voilà bien des mystères dans une pension bourgeoise !" se dit-il.


1un han de saint Joseph : un soupir de charpentier

2rat-de-cave : sorte de bougie

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Résumé

Alors que Rastignac rêvasse, il entend un râle inquiétant provenant de la chambre du père Goriot. Il se met alors à l'espionner : à sa grande surprise, le vieillard déploie une force surhumaine pour transformer de vieux chandeliers en lingots d'argent. Le père Goriot serait-il donc un imposteur ? son identité de vieillard célibataire ne serait-elle qu'une couverture ? En l'entendant soupirer "Pauvre enfant", Rastignac est cependant assailli par le doute. Mais tout de suite après, son attention est attiré par les bruits de pas de deux hommes allant voir Vautrin en pleine nuit...
Œuvre : Le Père Goriot
Auteur : Honoré de Balzac
Parution : 1834
Siècle : XIXe
Place de l'extrait dans l'œuvre : Partie I - Une pension bourgeoise

Thèmes

curiosité, indiscrétion, enquête, mystère

Notions littéraires

Narration : 3e personne
Focalisation : Interne
Genre : Roman, Policier
Dominante : Narratif
Registre : Pathétique, Dramatique
Mouvement : Réalisme
Notions : focalisation interne, point de vue, verbes de perception, temps du récit, valeurs des temps, discours direct, monologue intérieur

Entrées des programmes

  • 2nde - Le roman et le récit du XVIIIe au XXIe siècle
  • 1ere - Le roman et le récit du Moyen-Age au XXIe siècle