Le devoir de mémoire

Dans cet extrait de son roman "77", qui prend la forme d'un long monologue intérieur, Marin Fouqué provoque le comique en alliant burlesque et grotesque dans la description d'une cérémonie commémorative vue par deux adolescents. L'extrait se caractérise par un savant mélange des registres, la caricature le disputant à la prose poétique.

À chaque Saint-Fortuné, on se retrouvait tous sur la petite place du monument aux morts. Cette petite place, avec Enzo, ça nous faisait toujours quelque chose d’y être. Le vieux casqué de pierre, ses sourcils froncés, son air sévère, sa moustache et son fusil, baïonnette pointée vers le lointain, et tous les noms inscrits dessous en lettres d’or, les souvenirs nous remontaient à la gueule comme la légère odeur de thuyas du massif où l’on s’était planqués. C’était pendant une commémoration du club des anciens combattants. Une dizaine de tronches vivantes encore plus blêmes et fermées que celle du casqué de pierre. Il y avait un gros à galons tout en sueur qui frappait sur son tambour, la graisse de ses bras comme des vagues en rythme, à côté d’un petit avec le béret tout enfoncé sur ses lunettes qui lisait un à un des noms auxquels un grand tordu se tenant derrière avec une énorme pomme d’Adam dans son cou répondait direct en hurlant : MORT POUR LA FRANCE. A chaque nom, la boule remontait d’un coup dans sa gorge en biais : MORT POUR LA FRANCE. Il gueulait, le tordu, son cou et tout son corps étaient vrillés, et il s’appuyait sur son drapeau bleu-blanc-rouge pour s'équilibrer, pour compenser, pour pas tomber de sa torsion. MORT POUR LA FRANCE, comme un réflexe, comme si on lui avait marché sur le pied ou comme si chacun des noms le réveillait, MORT POUR LA FRANCE puis il se rendormait, et se réveillait encore plus fort, MORT POUR LA FRANCE. Pomme d’Adam prend l'ascenseur. Son béret qui tombait, stoppé par l’arête de son nez, ses yeux qui se fronçaient, sa bouche qui s’ouvrait d’un coup, béance mécanique, vérins entre les dents, cri strident, gorge vibre pour retour au silence. Et un nouveau nom était dit alors : MORT POUR LA FRANCE. Automatique. De plus en plus fort. Tellement de plus en plus fort que tous les vieux autour ils se réveillaient par vagues, leurs nuques qui se redressaient, les poils dessus qui vibraient et les mains sur les béquilles qui se crispaient. MORT POUR LA FRANCE, comme un spasme qui agitait la foule, dizaines d’estropiés dans le froid du matin, MORT POUR LA FRANCE de plus en plus fort à mesure que la liste des noms avançait, le corps tordu sur son drapeau qui s’acharnait à percer le silence de sa voix en charpie. C’était sûr, la pomme d’Adam allait s’éjecter quelque part. De plus en plus éraillée, sa voix. À un moment, ça s’est mis à partir en couille dans les aigus. D’une basse ronronnante à Boudiour, on est passé au grincement de porte rouillée de Haudy. Arrivé à Vauclair, c’est le coq qu’on déplumait. Alors nous, dans les thuyas, on a explosé de rire. Ca n’a pas manqué : on s’est fait griller. Sur-le-champ. Les vieux galonnés qui le pouvaient encore nous ont couru après, drapeaux en avant, bérets au vent, genoux en vrac, souffle court et larmes à l’œil. Ce jour-là, coincés contre le grand mur du clocher, on a appris ce qu’était le devoir de mémoire. Coups au cul. 

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Résumé

Le narrateur commence par décrire la statue du monument aux morts de son village, puis se remémore l'une des cérémonies de commémoration du club des anciens combattants. Les différents protagonistes sont présentés de façon grotesque, notamment le vieil homme chargé de crier à chaque nom "Mort pour la France !". La dimension mécanique de son message déclenche l'hilarité du narrateur et de son ami, ce qui donne lieu à une course-poursuite burlesque avec les vieillards du village.
Œuvre : 77
Auteur : Marin Fouqué
Parution : 2019
Siècle : XXIe

Thèmes

commémoration, vieillesse, fou rire, devoir de mémoire

Notions littéraires

Narration : 1re personne
Focalisation : Interne
Genre : Roman
Dominante : Narratif
Registre : Burlesque, Comique, Grotesque
Mouvement : Littérature contemporaine
Notions : monologue intérieur, caricature, scène, prose poétique, langage familier

Entrées des programmes

  • 3e - Se chercher, se construire : se raconter, se représenter
  • 3e - Agir sur le monde : agir dans la cité : individu et pouvoir - œuvre portant un regard sur l’histoire du XXe siècle
  • 2nde - Le roman et le récit du XVIIIe au XXIe siècle
  • 1ere - Le roman et le récit du Moyen-Age au XXIe siècle