Le délice des peines amoureuses - Lettre à Henri Cazalis

Dans cette lettre à Henri Cazalis, Mallarmé se laisse aller à un lyrisme débordant, feignant la prétérition pour mieux exprimer sa compassion et évoquer le chagrin amoureux avec force hyperboles.

A Henri Cazalis.

Sens. 7 juillet 1862


Ami,


Je n'ai qu'une demi-heure à moi pour l'instant, je te la donne.

Causons ; et d'abord ne pleure pas.

Je ne veux pas te consoler, d'abord parce que de grandes douleurs ne se consolent pas et ensuite parce que je sais qu'il est doux de souffrir pour celle qu'on aime.

Je n'essuierai pas tes yeux parce qu'avec tes larmes je ne veux pas faire s'envoler le nimbe que te met au front ce martyre.

De toutes les amertumes humaines, celle qui naît du départ, cette mort momentanée, est la plus affreuse.

Oui ! se briser contre un obstacle matériel ! Dire : "Il faut qu'elle parte ! pourquoi ? Pour rien. Et moi qui ai toutes les étoiles dans le coeur, je ne suis pas assez riche pour la retenir !"

C'est atroce, vraiment.

Pauvre Roméo, et pauvre Marius, je te plains.

J'ai pensé à toi toute la semaine en lisant Marius, et à elle, en rêvant de Cosette.

Ce livre a dû être un baume pour toi. Vous y vivez, vous y aimez !

Tu n'avais pas besoin de me dire de t'écrire, mon ami, j'avais préparé une lettre qui serait partie ce matin : je viens de la déchirer.

Comment, vous avez pleuré sur ma pauvre prose !

Voilà un papier sacré à jamais.

Il y a une belle musique sur de sots vers : voilà l'histoire, votre amour chantait sans entendre les paroles.

Je suis ravi, heureux d'être aimé de vous deux. Vos pensées, ces palombes, apporteront peut-être un brin d'amour dans mon nid !

O comédie humaine ! Quand je pense que, pendant que vous mêliez vos larmes désespérées, moi, idiot saltimbanque, je prenais de l'eau dans ma cuvette pour en asperger un billet doux , et y feindre des pleurs !

Je ne te parle pas de cette gentille Allemande que je m'entête à avoir. Cela t'intéresserait vraiment bien, toi le sublime désolé, le martyr, de savoir que ce matin on m'a refusé un billet et qu'on veut me parler ce soir ! Si je pouvais pourtant être pris à mon piège, et, comme elle m'aimera, l'amouretter ! Cela serait un rayon et un sourire.

Mais oublions cela, parlons d'Elle, toujours d'Elle. — Loin de te dire : distrais-toi, je te répète Pense à elle, toujours ; et pleure, c'est si bon d'être malheureux ! Ecris mille choses adorables que tu soulageras : jamais de digue à la douleur : qu'elle soit maîtresse comme la passion. Dans deux ans tu te rappelleras ces huit tristes jours comme les plus beaux de ta vie.

Oui, vraiment heureux ceux qui peuvent souffrir pour quelque chose de grand !

Tu te rappelles ma pièce sur le Guignon ; je suis hélas ! parmi les seconds. 1

Ah ! certes, si ce n'était pas pour ne pas laisser Emmanuel dans ce désert qui s'appelle Sens ; pour te voir aux vacances prochaines ; pour vous que j'aime ; je partirais dès aujourd'hui en Angleterre. (...)


STEPHANE M.

Aurai-je ton portrait ? Et Regnault, demande-lui donc le sien, (je sais qu'il en a) quand tu le verras.

Juste une petite question avant de vous laisser lire le texte 😇

Afin de proposer un contenu adapté, nous avons besoin de mieux vous connaitre.

Résumé

Cette lettre s'ouvre sous le signe du paradoxe, Mallarmé conseillant à son ami privé de sa dulcinée de laisser libre cours à son chagrin et de ne surtout pas chercher à se consoler. Il évoque Marius et Cosette pour donner une portée mythique aux sentiments de son destinataire, et minimise sa propre idylle avec "l'Allemande". Il fait ensuite référence à l'un de ses poèmes, le Guignon, dans lequel il faisait la différence entre les élus touchés par la douleur majestueuse, et les "dérisoires martyrs", dont il prétend faire partie.
Œuvre : Correspondance
Auteur : Stéphane Mallarmé
Parution : 1862
Siècle : XIXe

Thèmes

amour, tristesse, séparation, Misérables, amitié

Notions littéraires

Narration : 1re personne
Focalisation : Sans objet
Dominante : Argumentatif
Registre : Lyrique
Mouvement : Symbolisme
Notions : valeurs du présent, hyperbole, ponctuation expressive, paradoxe, prétérition

Entrées des programmes

  • 4e - Se chercher, se construire : dire l’amour - poèmes d’amour
  • 1ere - La poésie du XIXe siècle au XXIe siècle : métamorphoses esthétiques
  • 2nde - La poésie du Moyen-Age au XVIIIe siècle