Pour que les illustrations s’imposent comme partie intégrante du texte, il faut qu’elles apparaissent au lecteur en même temps que celui-ci : qui imaginerait les Jules Verne de notre enfance autrement qu’avec ces illustrations-là ? Qui verrait la Sophie des Malheurs et les petites filles modèles autrement qu’avec les petits pantalons dépassant la crinoline et les cheveux pris dans un filet ? Les illustrations des œuvres du passé, des classiques, maintes fois diversement illustrées de nos jours, et les éditions illustrées des œuvres contemporaines connues, n’accrochent pas, on n’y croit pas : il y a d’une part le texte et d’autre part les images, un ornement qui présente un intérêt séparé, celui d’une vision particulière des choses, dont on s’est déjà fait une idée à soi. Le rêve de Matisse autour des Fleurs du Mal, de Picasso autour de Carmen, on ne le fait pas sien, on ne l’attribue pas non plus à Baudelaire ou Mérimée. Personne ne lit ce qui est imprimé en beaux caractères sur les luxueuses feuilles détachées que l’on pose délicatement, précautionneusement, l’une sur l’autre, pestant contre le papier de soie destiné à protéger les illustrations, et qui se fripe, se met de travers, pour enfin arriver à la planche suivante. Dans ces éditions de grand luxe, texte et image sont véritablement détachés l’un de l’autre, et, pour le lecteur, ils ne sont réunis que par le carton qui les contient. Ici, c’est l’image qui prime, on dit le Carmen de Picasso, Les Fleurs du Mal de Matisse, et la typographie n’est là que pour ombrer la page voisinant avec une planche. Les illustrations sont si peu parties intégrantes du texte que des libraires peu scrupuleux démembrent le livre et vendent les planches séparément. Tandis que les images choisies, trouvées par l’auteur parmi celles qui existent déjà, formant un tout organique avec le roman, sont là au même titre que les mots, l’auteur seul peut les mettre à leur place dans le texte, comme il le fait des mots. Elles ne demandent pas de légendes, claires à leur place, incompréhensibles si placées ailleurs, comme le sont des lignes interverties, appelées par les imprimeurs, lignes de chinois. J’ai écrit Ecoutez-voir, roman imagé. On me disait que j’allais tuer le roman. On me disait que la mise en page, avec l’image à une place définie, était irréalisable. J’ai voulu essayer. La réalisation s’est révélée possible, le livre existe.