1988.
Bernard entre dans les ministères dès le premier gouvernement Rocard, dès les suicidés. Secrétaire d'Etat, bientôt élu "personnalité préférée des Français." Qu'ajouter ?
Moi, je suis au collège à Henri-IV. Je sors de chez moi comme on sort d'une chrysalide. Je sors de chez moi condamnée à la métamorphose. Fille de ministre je deviens, privilégiée je suis. Je passe la journée en apnée. Complètement désincarnée.
Le prof de maths, qui depuis le début de l'année m'a dans le nez, ne me laisse pas respirer : "Kouchner, vous avez l'air bien fatigué. Au tableau ! Faire des maths vous servira sans doute à compter votre fric. Mais n'oubliez pas la littérature, c'est bien pour les discours. Vous pourriez peut-être le dire à votre père..." Mon grand-père à la tête arrachée, ma grand-mère suicidée au nom de la liberté, la glace pour les yeux de ma mère, les bouteilles de vin à déboucher... Pourquoi est-elle morte ? Pourquoi se sont-ils tués ? Pourquoi m'ont-ils laissée ? "Oui, oui, monsieur, pardonnez-moi mon père. Je le lui dirai."
Où que j'aille, restaurants, vacances, esthéticienne, dentiste, médecin, gym et même à Sanary, on me pose la même question : "Alors, comment va Papa ?" Moi, soumise : "Très bien, je vous remercie", ou ulcérée : "Ah, vous aussi vous l'appelez "papa" ?!", mais toujours blessée, toujours je me tais. Je ne sais pas comment il va, je ne le vois jamais.
Son nouveau chauffeur me fait passer un. petit message entre deux trajets, le garde du corps en rajoute une couche : "Soyez plus gentille avec votre papa. Il est très occupé, je le sais, mais grandissez !" Dans mon silence : J'ai 13 ans mais vous pouvez peut-être vous adresser à moi autrement, non ? Et puis, de quoi je me mêle ? Je suis ravie qu'il soit occupé, moi. Au risque de vous choquer, j'ai une vie moi aussi.
Enfin, j'essaye.