La fabrique à Français

Un samedi récent, ma fille de 3 ans et moi nous promenions dans le parc de la Villette, lorsque je vis qu'une animation pour enfants était organisée sous la Grande Halle. Une animation gratuite, précisait la réclame, et s'il y a une chose à laquelle je ne sais pas résister, c'est la gratuité. "Tu veux aller jouer gratuitement ?" demandai-je à ma fille. Elle ne voulait pas. Elle voulait aller voir un film dans un cinéma payant. "C'est vraiment dommage d'aller s'enfermer dans un cinéma alors qu'il fait si beau dehors ! répondis-je. Allons plutôt nous enfermer sous la Grande Halle !" Je la saisis de force et, tandis qu'elle se débattait comme un fou qu'on emmène à l'asile, la traînai jusqu'au lieu indiqué. Sur place, je découvris que l'animation avait pour thématique le bicentenaire de la mort de Napoléon. A l'entrée, chaque enfant se voyait remettre un petit chariot concernant un kit bonapartiste : un bicorne, une cocarde à colorier, un collier de la Légion d'honneur en carton et un grand bâton surmonté d'une tête de cheval en mousse. Des tout-petits couraient dans tous les sens sur les faux Marengo, comme une trentaine d'empereurs maladroits sur le point de terrasser des armées de bébés prussiens. On se serait cru dans ces asiles d'antan où les déments déambulaient une main dans le gilet. Je commençais à regretter d'être venu. La gratuité n'excuse pas tout.

L'animatrice qui nous avait accueillis posa le bicorne sur la tête de ma fille. "Tu veux ressembler à Napoléon ?" lui demanda-t-elle en montrant une reproduction du tableau de David. Ma fille ignorait jusqu'à l'existence de Napoléon, mais elle acquiesça, et, quelques minutes plus tard, la pauvre petite se retrouvait fagotée en premier consul de kermesse, comme un garçonnet nord-coréen déguisé en Kim Il-sung pour l'anniversaire du dirigeant suprême. Qu'Eric Zemmour se rassure : on continue à fabriquer des Français, et de la manière la plus grotesque qui soit.

C'est alors que ma fille, bicorne sur la tête, me demanda qui était Napoléon, et je dus choisir sur-le-champ, sans avoir eu le temps d'y réfléchir, si j'allais être un papa de droite ou un papa de gauche. Allais-je présenter Bonaparte comme un héros national ? Ou bien comme un tyran, fossoyeur des idéaux révolutionnaires et envahisseur raté ? Ou alors devais-je être plus ambitieux et commencer à expliquer que les héros sont souvent des tyrans et que là est notre drame ?

Avant la naissance de ma fille, je fantasmais dans les moments où je lui raconterais l'histoire, certain que je la raconterais mieux que les autres, mais le moment venu je découvris que l'exercice n'a rien d'évident. Doit-on commencer par inculquer la propagande nationale, pour ne la déconstruire qu'ensuite, au risque qu'il soit déjà trop tard et que l'enfant soit durablement marqué par cette absurde idée de la grandeur française ? On risquerait de se retrouver, une fois de plus, avec une génération de petits fascites dépressifs, à jamais inconsolables d'avoir été provincialisés par l'histoire, prêts à se jeter dans les bras du premier fanatique venu, condamnés à aller de Waterloo à Waterloo jusqu'à la fin des temps.

Mais il est tout aussi dangereux, me dis-je, d'initier trop tôt les enfants à la critique de l'autorité. On est assez anarchiste comme ça à 3 ans. Pas besoin d'en rajouter. Je ne veux pas que ma fille apprenne si tôt à remettre en question l'autorité des grands hommes : j'ai encore besoin qu'elle m'obéisse quand je lui ordonne de se brosser les dents. Je décidai de repousser sa rencontre avec l'histoire à plus tard. Je la pris sur mes genoux et lui dis : "C'est un monsieur tout petit qui avait souvent mal au ventre. Allez viens, on va au cinéma."

Auteur : David Caviglioli

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Notions littéraires

Narration : Sans objet
Focalisation : Sans objet