La Bruyère - Giton et Phédon

Dans ce célèbre diptyque des Caractères, La Bruyère construit deux portraits antithétiques : celui de Giton, d'abord, caricature du riche gras et grossier, puis celui de Phédon, archétype du pauvre qui cherche la compagnie des puissants sans jamais y trouver sa place. Chacun, par ses travers et ses excès, constitue une offense à l'idéal classique de l'honnête homme.

Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l’oeil fixe et assuré, les épaules larges, l’estomac haut, la démarche ferme et délibérée. Il parle avec confiance ; il fait répéter celui qui l’entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu’il lui dit. Il déploie un ample mouchoir et se mouche avec grand bruit ; il crache fort loin, et il éternue fort haut. Il dort le jour, il dort la nuit, et profondément ; il ronfle en compagnie. Il occupe à table et à la promenade plus de place qu’un autre. Il tient le milieu en se promenant avec ses égaux ; il s’arrête, et l’on s’arrête ; il continue de marcher, et l’on marche : tous se règlent sur lui. Il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole : on ne l’interrompt pas, on l’écoute aussi longtemps qu’il veut parler ; on est de son avis, on croit les nouvelles qu’il débite. S’il s’assied, vous le voyez s’enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes l’une sur l’autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir son front par fierté et par audace. Il est enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les affaires du temps ; il se croit du talent et de l’esprit. Il est riche.


Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, le corps sec et le visage maigre; il dort peu, et d'un sommeil fort léger; il est abstrait, rêveur, et il a avec de l'esprit l'air d'un stupide: il oublie de dire ce qu'il sait, ou de parler d'événements qui lui sont connus; et s'il le fait quelquefois, il s'en tire mal, il croit peser à ceux à qui il parle, il conte brièvement, mais froidement; il ne se fait pas écouter, il ne fait point rire. Il applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent, il est de leur avis; il court, il vole pour leur rendre de petits services. Il est complaisant, flatteur, empressé; il est mystérieux sur ses affaires, quelquefois menteur; il est superstitieux, scrupuleux, timide. Il marche doucement et légèrement, il semble craindre de fouler la terre; il marche les yeux baissés, et il n'ose les lever sur ceux qui passent. Il n'est jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir; il se met derrière celui qui parle, recueille furtivement ce qui se dit, et il se retire si on le regarde. Il n'occupe point de lieu, il ne tient point de place; il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur ses yeux pour n'être point vu; il se replie et se renferme dans son manteau; il n'y a point de rues ni de galeries si embarrassées et si remplies de monde, où il ne trouve moyen de passer sans effort, et de se couler sans être aperçu. Si on le prie de s'asseoir, il se met à peine sur le bord d'un siège; il parle bas dans la conversation, et il articule mal; libre néanmoins sur les affaires publiques, chagrin contre le siècle, médiocrement prévenu des ministres et du ministère. Il n'ouvre la bouche que pour répondre; il tousse, il se mouche sous son chapeau, il crache presque sur soi, et il attend qu'il soit seul pour éternuer, ou, si cela lui arrive, c'est à l'insu de la compagnie : il n'en coûte à personne ni salut ni compliment. Il est pauvre.

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Résumé

La Bruyère commence par décrire minutieusement le personnage (archétypal) de Giton : son physique, mais aussi ses attitudes et ses interactions avec autrui, dans une perspective presque "behavioriste" : Giton est bruyant, brusque, et sans-gêne. L'auteur décrit ensuite en une phrase son caractère extraverti et vaniteux, avant de lancer l'épigramme finale : "Il est riche". Le portrait de Phédon commence alors, et est construit en stricte opposition avec celui de Giton : Phédon est aussi maigre que Giton est empâté, aussi insignifiant et obséquieux que Giton est exubérant. Le regard, la démarche de Phédon révèlent son embarras et même sa soumission. Il est inexistant. Il est pauvre.
Œuvre : Les Caractères
Auteur : Jean de la Bruyère
Parution : 1688
Siècle : XVIIe
Place de l'extrait dans l'œuvre : Section "Des biens de fortune", 83

Thèmes

argent, servilité, apparences, conformisme

Notions littéraires

Narration : 3e personne
Focalisation : Omnisciente
Genre : Fragments, Apologue
Dominante : Descriptif, Argumentatif
Registre : Satirique
Mouvement : Classicisme
Notions : portrait, argumentation indirecte, antithèse, asyndète, caricature, valeurs du présent, diptyque

Entrées des programmes

  • 3e - Vivre en société, participer à la société : dénoncer les travers de la société
  • 1ere - La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle

Les figures de style et procédés d'écriture

  • Enumération
  • parallélisme
  • asyndète
  • asyndète
  • énumération
  • chute
  • hyperbole ironique
  • rythme ternaire
  • rythme ternaire
  • alexandrin blanc
  • allitération en "s"
  • allitération en "r"
  • chute
  • anaphore hyhperbolique
  • enumération
  • anaphore hyperbolique
  • asyndète finale
  • anaphore hyperbolique
  • asyndète finale
  • forme négative totale

Approfondir les notions littéraires présentes dans ce texte

Le registre satirique

Un texte satirique est un texte dont le but premier est de prendre pour cible un individu, un groupe, des valeurs ou des thèmes à première vue respectables, et de les rabaisser en en dévoilant les travers. Lisez notre article sur le registre satirique.