L'ordre du jour - Louis Soutter, peintre de l'angoisse

Dans cette fantaisie macabre, Eric Vuillard donne une dimension mythique à une page sombre de l'histoire en instaurant un parallèle audacieux entre l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne et l'évolution de l'oeuvre de Louis Soutter. Les nombreuses personnifications rendent palpable la montée des périls et donnent naissance à une vision infernale.

Ainsi, peut-être qu'au moment où Hitler jette à la tête de Schuschnigg1 son ultimatum, au moment où le sort du monde, à travers les coordonnées capricieuses du temps et de l'espace, se retrouve un instant, un seul instant, entre les mains de Kurt von Schuschnigg, à quelques centaines de kilomètres de là, dans son asile de Ballaigues, Louis Soutter2 était peut-être en train de dessiner avec les doigts sur une nappe en papier ses danses obscures. Des pantins hideux et terribles s'agitent à l'horizon du monde où roule un soleil noir. Ils courent et fuient en tous sens, surgissant de la brume, squelettes, fantômes. Pauvre Soutter. Il avait déjà passé plus de quinze ans dans son asile, quinze ans à peindre ses angoisses sur de mauvais bouts de papier, des enveloppes usagées, dérobés à la corbeille. Et, à cet instant où le destin de l'Europe se joue au Berghof, ses petits personnages obscurs, se tordant comme des fils de fer, me semblent un présage.

Soutter était revenu d'un long séjour loin de chez lui, très loin, à l'étranger, à l'autre bout du monde, dans un état de délabrement inquiétant. Après quoi, il avait vécu d'expédients. Musicien pour thés dansants durant la saison touristique, une réputation de folie avait commencé à le suivre partout où il allait. Dans son visage s'imprima une mélancolie profonde. Et il fut interné à l'asile de Ballaigues. De temps en temps, il fuguait ; on le ramenait là-bas, décharné, à moitié mort de froid. En haut, dans sa chambre, il entassait dessin sur dessin, une pile monstrueuse de croquis, représentant des êtres noirs, difformes, de grands infirmes palpitants. Son propre corps était si maigre, fatigué par de longues marches dans la campagne. Ses joues étaient évidées, caverneuses ; il n'avait plus de dents. Enfin, ne parvenant plus à tenir de pinceau ou de plume pour dessiner, à cause de l'arthrose qui déformait ses mains, presque aveugle, il se mit à peindre avec les doigts, juste en les trempant dans de l'encre, vers 1937. Il avait près de soixante-dix ans. Il fit alors ses plus belles oeuvres ; il se mit à peindre des cohortes de silhouettes noires, agitées, frénétiques. On dirait des grappes de sang. Des vols de sauterelles. Et cette agitation forcenée vivait dans l'esprit de Louis Soutter, une forme de hantise qui le terrifiait. Mais, si on songe à ce qui se passait en Europe, autour de lui, pendant ces longues années de réclusion à Ballaigues, dans le Jura, on peut penser que ce long ruisseau de corps noirs, tordus, souffrants et gesticulants, que ces colliers de cadavres augurent quelque chose. On dirait que le pauvre Soutter, enfermé dans son délire, sans le savoir peut-être, filme avec les doigts la lente agonie du monde qui l'entoure. On dirait que le vieux Soutter fait défiler le monde entier, les spectres du monde entier derrière un pauvre corbillard. Tout se transforme en flammes et en épaisses fumées. Il trempe ses doigts tordus dans le petit pot d'encre et il nous livre la vérité morte de son temps. Une grande danse macabre.



1 Kurt Schuschnigg, chancelier autrichien qui laissa le nazisme gangréner son pays et ne put empêcher l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne.

2Louis Soutter, artiste suisse placé par sa famille à 52 ans dans un asile pour vieillards.

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Résumé

Alors qu'Eric Vuillard raconte comme Hitler a forcé le chancelier Schuschnigg à nommer un nazi au ministère de l'Intérieur, il établit un parallèle entre la montée des périls et l'évolution de l'oeuvre du peintre Louis Soutter. Ce dernier, enfermé depuis des années dans un asile pour vieillards, n'est plus que l'ombre de lui-même, comme le reflètent ses oeuvres qui ne représentent plus que des êtres décharnés. Lorsque l'arthrose ne lui permet plus de tenir des pinceaux, en 1937, il se met à peindre avec ses doigts des ribambelles de silhouettes noires. Eric Vuillard y voit la préfiguration des atrocités qui toucheront l'Europe.
Œuvre : L'ordre du jour
Auteur : Eric Vuillard
Parution : 2017
Siècle : XXIe

Thèmes

Anschluss, Hitler, peinture, angoisse, nazisme, Louis Soutter

Notions littéraires

Narration : 3e personne
Focalisation : Sans objet
Genre : Roman historique, Récit
Dominante : Narratif
Registre : Fantastique
Notions : valeurs du présent, présent d'énonciation, prose poétique, personnification

Entrées des programmes

  • 3e - Agir sur le monde : agir dans la cité : individu et pouvoir - œuvre portant un regard sur l’histoire du XXe siècle
  • 2nde - Le roman et le récit du XVIIIe au XXIe siècle
  • 1ere - Le roman et le récit du Moyen-Age au XXIe siècle

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Le registre fantastique

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Textes et œuvres en prolongement

Louis Soutter, "Noël du réprouvé", 1937