Quand j’ai publié Comme un empire dans un empire, on m’a demandé à quelques reprises si je connaissais le vrai nom de L, c’est-à-dire son état civil complet et la réponse est non. Je ne l’ai pas créé puis caché sous le tapis, je n’ai jamais pensé que L avait un nom plus vrai que la lettre qu’elle s’est donnée. Même lorsqu’un personnage arrive chargé d’une malle de caractéristiques, il est toujours des données que le récit ne fournit pas sur lui. Je n’ai pas de description de telle partie de son corps, je ne connais rien à l’alignement de ses dents, je ne sais pas si cette femme élide les "e" quand elle parle parce que, finalement, ce n’est pas important —l’auteur a jugé que ça ne l’était pas. C’est la même chose avec un nom - s’il ne joue aucun rôle dans la vie du personnage, si, comme L, le personnage a préféré son pseudonyme choisi à son état civil subi, alors je peux me libérer de cette contrainte. Mais délaisser l’état civil ne tue pas le personnage. Lui ôter sa «malle » de caractéristiques, non plus. Dans Fait et fiction, Françoise Lavocat montre que, selon diverses études de sciences cognitives, la faible détermination des personnages ne semble nullement arrêter l’empathie. Le lien affectif qui se tisse entre spectateurs ou lectrices d’un côté, personnages de l’autre persiste malgré les informations manquantes. Dans son essai1, Vincent Message avance l’explication suivante : « Cette forte incomplétude des personnages peut aussi faire l’objet d’une justification mimétique puisqu’elle correspond d’assez près à notre mode de fréquentation des autres, dont la vie n’est qu’exceptionnellement pour nous un récit complet, et le plus souvent une suite d’apparitions décalées, séparées par des intervalles temporels, quelques lignes que nous relions par une série d’inférences et d’hypothèses précaires. » D’ici à avancer que le non-personnage voulu par Robbe-Grillet est, au fond, plus réaliste que ne l’était le personnage du roman réaliste, il n’y a qu’un pas. L’idée même qu’il existerait une « incomplétude » du personnage peut aussi être sujette à débats. Dans « Quelques commentaires sur le personnage de fiction », un article que je cite abondamment sans parvenir à l’épuiser, Umberto Eco estime que, quelles que soient les données apportées par l’auteur ou l’autrice sur son personnage, elles sont complètes. C’est, selon lui, ce qui distingue notre relation à ce personnage de notre relation à un voisin, une amie, une sœur, etc. Personne ne peut affirmer et prévoir toutes les caractéristiques d’un individu donné qui sont potentiellement infinies, tandis que les caractéristiques des personnages de fiction sont sévèrement délimitées par le texte. En fait, dit Eco, « je connais les personnages de fiction mieux que mon père ». Il continue par ce passage qui m’émeut chaque fois et dont je fais mienne la première personne: « Qui sait combien d’épisodes de sa vie j’ignore, combien de pensées secrètes il n’a jamais divulguées, combien de fois il a dissimulé ses peines, ses difficultés, ses faiblesses - de telle sorte qu’après sa mort je ne récupérerai jamais ce secret, ni les aspects peut-être fondamentaux de sa personnalité. » Une partie de la vie de mon père est, pour moi, irrémédiablement perdue. Au contraire, je connais d’Aliocha, Lady Chatterley ou Janie tout ce que je dois savoir et si des pans de leur existence ne me sont pas donnés, il m’est impossible d’avoir des regrets à ce sujet.
1 Romanciers pluralistes, Editions du Seuil, 2013