À sept heures du matin, ce 21 mai, Féger envoie une nouvelle dépêche : « Aucun changement ne s’est produit depuis hier soir dans l’état de santé de Victor Hugo. » Il sait bien qu’à tous les étages de la République, on se réveille en se demandant si Hugo respire encore et si le pays ne va pas convulser. Alors, sans même un bulletin médical, avec quelques rumeurs recueillies par des gardiens de la paix auprès des domestiques, il comble l’attente anxieuse des sommets. Ce n’est qu’à onze heures que le bulletin médical est déposé dans le vestibule. « La nuit a été tranquille sauf quelques instants d’oppression et de grande agitation. La respiration est assez calme, les fonctions intellectuelles sont intactes. Situation inquiétante. » À une heure et demie, Victor Hugo est pris d’une crise aiguë puis d’une syncope. Il tombe dans un sommeil profond. Lorsqu’il en sort, il entend ce qu’on lui dit mais ne répond plus que par un mouvement de la tête ou des lèvres. Il reconnaît ceux qui sont autour de lui, il leur prend la main quand ils s’approchent, il serre tant qu’il peut, comme pour résister au courant qui l’emporte. Mais la mort l’absorbe. On dirait qu’à l’intérieur de lui, les organes, telles des bougies fatiguées, s’éteignent un à un. Le docteur Allix, montre à la main, cherche vainement à percevoir la moindre pulsation à son poignet. Le silence dans la chambre est sépulcral, on a éloigné les enfants. Féger, qui ne sait rien, rédige de nouveau un rapport, histoire de faire patienter sa hiérarchie. L’état de santé de Victor Hugo ne s’est pas amélioré. Le bulletin de santé ne sera publié que ce soir. Une centaine de curieux stationnent aux abords de l’hôtel. » Le voilà couvert. Puis, à cinq heures, une crise terrible, des râles et des convulsions. « Cet après-midi, Victor Hugo a eu une syncope. État toujours inquiétant », écrit Féger à six heures dix, dans une dépêche télégraphique. Mieux que la litanie des bulletins, il y a les yeux humides de Sarah Bernhardt sortant de la chambre rouge, il y a les mots de Meurice quittant la maison une heure ou deux pour aller boucler l’édition du Rappel :
— C’est bien fini, il ne passera pas la journée.
Il y a l’ultime supplique de Mgr Guibert, archevêque de Paris, qui s’affole et écrit à Mme Lockroy. Sa lettre vient d’arriver.
« Je prends la plus vive part aux souffrances de M. Victor Hugo et aux alarmes de sa famille. J’ai bien prié au saint sacrifice de la messe pour l’illustre malade. S’il avait le désir de voir un ministre de notre sainte religion, quoique je sois moi-même encore faible et en convalescence d’une maladie qui ressemble beaucoup à la sienne, je me ferais un devoir bien doux d’aller lui porter les secours et les consolations dont on a si grand besoin dans ces cruelles épreuves.»
Edouard Lockroy immédiatement s’enferme dans son bureau et lui répond.
« Mme Lockroy, qui ne peut quitter le chevet de son beau-père, me prie de vous remercier des sentiments que vous voulez bien lui exprimer d’une manière si éloquente et si bienveillante à la fois. Quant à Victor Hugo, il a déclaré ces jours-ci encore qu’il ne voulait être assisté pendant sa maladie par aucun prêtre d’aucun culte. Nous manquerions à tous nos devoirs si nous ne respections pas sa volonté. »
Elle pèse lourd sur le cours de l’Histoire, sa volonté. Un mot de lui, un prêtre auprès de lui, et ce sont les Lumières qui s’éteignent, les dévotions qui se vengent, chacun le sent, le sait, chacun tire le mourant pour le faire tomber de son côté. Dans les cafés, les plumes affûtent leurs arguments. Les regards sont noirs. Le ventre d’Hugo est comme une colline stratégique au milieu du champ de bataille. Il faut le prendre. Ils avancent de part et d’autre, orbites haineuses, mal rasés à force de veiller autour de chez lui, les républicains, les socialistes, les catholiques, les anarchistes, ils noircissent du papier, clament des vérités comme on tire des coups de feu, ils veulent prendre ce ventre, tirer le cadavre de leur côté.