L’expérience douloureuse de l’écriture de La Réticence, livre que je n’arrivais pas à écrire, que j’ai failli abandonner plusieurs fois - j’étais empêtré, je ne m’en sortais pas, mais je serrais les dents, je continuais à creuser, je m’accrochais, invoquant la figure de Kafka et les idéaux les plus doloristes de l’écriture -, m’a amené à décider de ne plus jamais écrire de cette manière, je ne voulais plus souffrir de la sorte, il fallait changer de méthode. Dès lors, je n’ai plus travaillé que porté par un élan, pendant des sessions d’écriture limitées dans le temps, de quinze jours à trois mois maximum, entrecoupées de longues périodes où je faisais autre chose, où je n’écrivais pas, où je vivais - ce qui peut également être utile.
J’ai toujours remarquablement bien travaillé mentalement, il est vrai, me laissant peu à peu imprégner par le livre que je projetais d’écrire en suivant simplement le fil de mes pensées, tandis que, sans que j’agisse le moins du monde pour en perturber le cours, affluaient tout doucement dans mon esprit une multitude d’impressions et de rêveries, de structures et d’idées, souvent inachevées, éparses, inaccomplies, en gestation ou déjà abouties, d’intuitions et de bribes, de douleurs et d’émois, auxquels il ne me restait plus qu’à donner leur forme définitive. (…) Et je songeais que, finalement, dans la perspective même d’écrire, ne pas écrire est au moins aussi important qu’écrire. 1
Alors que, jusqu’à La Réticence, je mettais environ un an pour écrire un livre, maintenant, pour une durée de travail effective équivalente, je mets plutôt trois ans. Je ne travaille pas chez moi, à Bruxelles, mais en Corse, ou à Ostende. À Ostende, je loue un appartement. C’est un lieu neutre, j’aime ce côté bernard-l’ermite, cet hôte qui s’installe dans une coquille qui ne lui appartient pas. Les lieux où je travaille sont toujours provisoires, ils ont une autre affectation en mon absence. D’autres gens occupent parfois l’appartement d’Ostende, et la grande pièce où j’écris en Corse a un autre usage lorsque je n’y suis pas. J’arrive, je prends possession des lieux, j’installe mon matériel, ordinateur, imprimante, documentation. Quand je m’en vais, j’emporte tout, il ne reste aucune trace de mon passage.
J’aime l’idée qu’on puisse définir un livre comme un rêve de pierre (l’expression est de Baudelaire) : « rêve » par la liberté qu’il exige, l’inconnu, l’audace, le risque, le fantasme, « de pierre », par sa consistance, ferme, solide, minérale, qui s’obtient à force de travail, le travail inlassable sur la langue, les mots, la grammaire. Quand on a trop le nez dans le manuscrit, l’œil dans le cambouis des phrases, on perd parfois de vue la ligne du livre. Or, j’aime me représenter le livre comme une ligne. J’aime cette abstraction, où la littérature rejoint la musique, et où la ligne du livre ondule, monte, descend, au gré de pures questions de rythme. Il y a parfois une contradiction entre le désir que j’ai d’écrire des phrases qui peuvent durer, qui sont proches de l’aphorisme et la nécessité que de telles phrases n’arrêtent pas la lecture, ne la freinent même pas. Il faut que ces phrases se fondent dans le cours du roman, sans nuire à sa fluidité, qu’elles s’enfouissent dans le texte, presque camouflées, de façon qu’elles brillent sans trop attirer l’attention. Quand, à la fin d’une scène paroxystique, le livre monte très haut et atteint un sommet, comment poursuivre la narration, comment redescendre, sans faire chuter l’attention du lecteur ? La ligne du livre doit-elle toujours être crescendo de la première à la dernière ligne ? Non, on peut ménager des accélérations à l’intérieur même des parties, on peut jouer avec les ruptures de rythme, on peut faire résonner la dernière phrase d’un paragraphe. Toutes ces choses se calculent, se dosent et se mesurent. Ce sont des questions techniques, des affaires de métier. Un livre doit apparaître comme une évidence au lecteur, et non comme quelque chose de prémédité ou de construit. Mais cette évidence, l’écrivain, lui, doit la construire.