En juillet 1938, la guerre est aux portes de l’Europe : l’Anschluss a eu lieu en mars, l’Espagne se déchire depuis 1936, les soviétiques ont pris des positions stratégiques en Chine… Dans ce contexte de montée des périls, Giono décide de s’adresser aux paysans car ils représentent pour lui le dernier espoir des hommes pacifiques. De plus, ils ont composé la majeure partie des soldats de la Grande Guerre, lui y compris. Le 3 janvier 1939, dans "le salon de lecture" d' "Alger républicain", Albert Camus donnera une lecture de cette "Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix" de Jean Giono.
Je n'aime pas la guerre. Je n'aime aucune sorte de guerre. Ce n'est pas par sentimentalité. Je suis resté quarante-deux jours devant le fort de Vaux1 et il est difficile de m'intéresser à un cadavre désormais. Je ne sais pas si c’est une qualité ou un défaut : c'est un fait. Je déteste la guerre. Je refuse de faire la guerre pour la seule raison que la guerre est inutile. Oui, ce simple petit mot. Je n'ai pas d'imagination. Pas horrible ; non, inutile simplement.
Ce qui me frappe dans la guerre ce n'est pas son horreur : c'est son inutilité. Vous me direz que cette inutilité précisément est horrible. Oui, mais par surcroît2. II est impossible d'expliquer l'horreur de quarante-deux jours d'attaque devant Verdun à des hommes qui, nés après la bataille, sont maintenant dans la faiblesse et dans la force de la jeunesse. Y réussirait-on3 qu'il y a pour ces hommes neufs une sorte d'attrait4 dans l'horreur en raison même de leur force physique et de leur faiblesse. Je parle de la majorité. Il y a toujours, évidemment, une minorité qui fait son compte5 et qu'il est inutile d'instruire.
La majorité est attirée par l'horreur ; elle se sent capable d'y vivre et d'y mourir comme les autres ; elle n'est pas fâchée qu'on la force à en donner la preuve. Il n'y pas d'autre vraie raison à la continuelle acceptation de ce qu'après on appelle le martyre6 et le sacrifice. Vous ne pouvez pas leur prouver l'horreur. [...] L'horreur s'efface. Et j'ajoute que, malgré toute son horreur, si la guerre était utile, il serait juste de l'accepter. Mais la guerre est inutile et son inutilité est évidente.
L'inutilité de toutes les guerres est évidente. Qu'elles soient défensives, offensives, civiles, pour la paix, le droit pour la liberté, toutes les guerres sont inutiles. La succession des guerres dans l'histoire prouve bien qu'elles n'ont jamais conclu puisqu'il a toujours fallu recommencer les guerres. La guerre de 1914 a d'abord été pour nous, Français, une guerre dite défensive. Nous sommes-nous défendus ? Non, nous sommes au même point qu'avant. Elle devait être ensuite la guerre du droit. A-t-elle créé le droit ? Non, nous avons vécu, depuis, des temps pareillement injustes. Elle devait être la dernière des guerres ; elle était la guerre à tuer la guerre. L'a-t-elle fait ? Non. On nous prépare de nouvelles guerres ; elle n'a pas tué la guerre ; elle n'a tué que des hommes inutilement. La guerre civile d'Espagne n'est pas encore finie qu'on aperçoit déjà son évidente inutilité. Je consens à faire n'importe quel travail utile, même au péril de ma vie. Je refuse tout ce qui est inutile et en premier lieu toutes les guerres car c'est un travail dont l'inutilité pour l'homme est aussi claire que le soleil.[...]
Jean GIONO, Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, (1938)
1 Giono a été soldat pendant la première guerre mondiale, et a été acteur de la bataille du fort de Vaux.
2 Par surcroît : par-dessus le marché, en plus.
3 Y réussirait-on = même si on réussissait
4 Attrait : attirance
5 Qui fait son compte = qui mène sa petite vie
6 Martyre : supplice