Extrait Rien de grave Justine Levy - Les relations fille-mère

Dans cet extrait de son roman autobiographique -et roman à clés-"Rien de grave", qui prend la forme d'un long monologue intérieur, Justine Lévy évoque la complexité de sa relation avec sa mère. L'usage du discours direct libre ainsi que les tournures familières et la quasi absence de ponctuation nous donnent l'impression de suivre le flux de ses pensées, et leurs revirements.

Quand je la sens moins déterminée, moins sûre de guérir ou de vouloir guérir ou d'accepter ce traitement qui la démolit, des jours à vomir, à rien pouvoir faire d'autre que vomir, quand elle n'en peut plus, quand je sens que l'envie de cesser de souffrir est plus forte que le désir de vivre, je la branche sur Adrien1. Ca l'énerve tout de suite, ça la remonte bien comme il faut, hop elle est partie, ce salaud-sa-sorcière-ce-couple-pervers-incestueux, ah les vulgaires, ah les affreux, ah elle les déteste, elle prend le relais, le mien et celui de ma grand-mère, elle veut lui écrire, lui casser la gueule, elle a faim tout à coup, une énergie du feu de Dieu, elle va guérir pour lui mettre une rouste.

Une fois qu'elle est partie dans l'énervement je suis tranquille pour quelques heures, ou quelques jours, je peux la laisser seule, je sais qu'elle va s'agiter, voir des copains, prendre ses médicaments, échafauder des plans de vengeance, pester. Et puis ça s'épuise et il faut trouver autre chose, je ne trouve pas toujours, je suis un peu fatiguée, d'elle, de moi, de sa maladie, des longues soirées où elle parle tout le temps, où elle ne peut pas s'arrêter de parler, des choses intelligentes et drôles, et puis des choses casse-pieds, surtout quand moi j'ai pas envie de parler, ou quand j'ai envie de regarder la télé, elle a toujours un truc à dire au moment où il faut se concentrer.

Pablo est là, il est poli, bien élevé, c'est ma mère, n'est-ce pas, je crois qu'il la trouve originale, mais elle lui parle tout le temps, à lui aussi elle veut être utile, elle lui découpe des articles de journaux qu'il a déjà lus, elle lui prend un abonnement SOS Plombier qu'il mettra trois mois à résilier, elle entre dans notre chambre, comme ce matin, avec du thé, vite, vite, rabattre la couette, trop tard, elle l'a vu tout nu, elle dit c'est pas grave c'est pas grave, c'est l'heure, c'est du thé au miel, c'est bon pour ce que vous avez, il marmonne merci, elle se prend les pieds dans nos vêtements jetés par terre et le plateau lui tombe des mains et le thé nous ébouillante.

Plus tard, quand je serai bien réveillée, je lui dirai Maman je ne veux pas que tu entres dans ma chambre comme ça le matin, je ne suis pas seule, je n'ai plus quinze ans. Elle réalisera, elle sera humiliée, elle sera mortifiée, elle aura honte, elle voudra rentrer chez elle, elle vomira toute la nuit. Mais moi aussi j'aurai honte, qu'est-ce que ça peut faire, quelle importance qu'elle entre dans ma chambre, elle est malade, elle veut se rattraper de toutes ces années sans thé au miel, d'accord elle viole un peu notre intimité, mais quelle intimité, elle est si, elle est si, quels mots pour dire cette tendresse-là, cet amour-là, j'ai plus les mots qu'il faut, il faudrait des mots qui n'existent pas, parfois je voudrais prendre son cancer, le lui voler, mais est-ce que c'est pour la soulager ou bien par jalousie, pour être cajolée à sa place ? Je me déteste de penser ça. Je déteste le coeur de pierre que je suis devenue.



1 Derrière le personnage d'Adrien se cache le philosophe Raphaël Enthoven, ex-mari de Justine Lévy, qui a quitté cette dernière pour la mannequin Carla Bruni.

Juste une petite question avant de vous laisser lire le texte 😇

Afin de proposer un contenu adapté, nous avons besoin de mieux vous connaitre.

Résumé

Justine Lévy décrit une technique trouvée pour redonner de l'énergie à sa mère malade : lui parler de son ex-mari. Cette diversion ne fonctionnant que pendant quelques jours, il faut ensuite affronter les longs monologues maternels, endurer l'exaspération. L'auteure évoque notamment une scène lors de laquelle sa mère entre sans vergogne dans sa chambre à coucher alors qu'elle est en bonne compagnie... L'agacement laisse cependant très vite la place à l'attendrissement et, partant, à la culpabilité.
Œuvre : Rien de grave
Auteur : Justine Lévy
Parution : 2004
Siècle : XXIe

Thèmes

relation mère/fille, cancer, maladie, culpabilité, confession

Notions littéraires

Narration : 1re personne
Focalisation : Interne
Genre : Autobiographie
Dominante : Narratif, Dialogue
Registre : Pathétique, Lyrique
Mouvement : Littérature contemporaine
Notions : roman à clés, discours rapporté, niveaux de langue, langage familier, gradation, discours direct libre, monologue intérieur, stream of consciousness, péjoratif

Entrées des programmes

  • 3e - Se chercher, se construire : se raconter, se représenter
  • 2nde - Le roman et le récit du XVIIIe au XXIe siècle

Textes et œuvres en prolongement

Maïwenn, "Pardonnez-moi" ; Romain Gary, "La Promesse de l'aube" ; Albert Cohen, "Le livre de ma mère"