Edouard Louis revient dans son village natal et interroge sa grand-mère sur le destin de son cousin Sylvain. Alors qu'elle vient de raconter comme il a semé la police lors d'une permission, le narrateur reprend la parole.
Quelques heures plus tard Sylvain était retrouvé sur un chantier où l'on construisait de nouvelles maisons. Il savait qu'il finirait par être arrêté. Il s'est rendu sur les lieux avec la batte de base-ball qu'il gardait toujours dans sa voiture au cas où l'un des garçons à qui il devait de l'argent - le trafic de drogue - ne le surprenne un jour et ne l'agresse pour récupérer son dû. Il avait brisé les fenêtres une à une, poussant des cris qui résonnaient dans la nuit calme. Il avait tout brisé, essayant de mettre le feu et hurlant toujours plus fort, de sorte qu'on aurait pu croire qu'il avait cherché à avertir les voisins (et donc, indirectement, la police) de sa présence. Il ne voulait pas aller en prison, y retourner pour un simple refus de rentrer de permission. Justifier sa peine. Quand la police est arrivée elle l'a découvert au milieu des bris de verre, des morceaux de brique et de tuiles qu'il avait projetées contre les murs. Il avait écrit sur le mur NLP, d'immenses lettres tracées à l'aide d'une bombe de peinture. Il n'a pas opposé de résistance quand les menottes lui ont été mises.
Sylvain est arrivé au tribunal. Il avait l'air très calme, comme lorsque la police l'avait arrêté. Moins agité qu'on aurait pu le penser et qu'il avait pu l'être auparavant. Le procureur lui a posé les questions habituelles : pourquoi avoir fait ça, pourquoi de cette façon-là, les questions sur son passé, ses enfants, sa vie privée Et votre père que vous n'avez jamais connu, votre mère qui vous a abandonné, pensez-vous que tout ça, que tous ces éléments de votre vie soient pour quelque chose dans vos actes de délinquance ? D'autres questions qu'il ne comprenait pas à cause du langage, pas seulement de l'institution judiciaire, mais des mondes où les individus font des études Affirmeriez-vous que vos actes sont imputables à des contraintes extérieures ou avez-vous la sensation que seul votre libre arbitre était en jeu dans cette affaire ? Mon cousin a balbutié qu'il n'avait pas compris la question et il lui a demandé de répéter. Il n'était pas gêné, il ne ressentait pas directement la violence qu'exerçait le procureur, cette violence de classe qui l'avait exclu du monde scolaire et, finalement, par une série de causes et d'effets, cette violence qui l'avait mené jusque-là, au tribunal. Il devait penser au contraire que le procureur était ridicule. Qu'il parlait comme un pédé.
Après cette série de questions, il lui a enfin demandé - une simple formalité puisque tout le monde pensait savoir - ce qu'il avait voulu dire avec ce NLP. Ma famille en avait déjà longuement parlé depuis l'arrestation Sylvain c'est vrai qu'il a jamais pu sentir les flics, il peut pas les voir en peinture. Le procureur lui a demandé d'où lui venait cette haine de la police, pourquoi avoir pris le soin, alors qu'il était en train de toute mettre à sac sur ce chantier dévasté après son passage (éclats de verre, de briques, d'ardoises), d'aller chercher une bombe de peinture dans sa voiture pour écrire NLP, sigle qui signifie, tout le monde le sait, Nique la police, sur le mur, un acte qui aurait été calculé longtemps à l'avance et qui - de ce fait - ne correspondait pas à l'état de folie que reflétait le comportement de Sylvain sur le chantier. Mais monsieur le procureur vous avez rien compris. NLP ça voulait pas dire Nique la police. Ca voulait dire Nique le procureur. Cet affront au procureur fait, aujourd'hui encore, frémir les membres de ma famille quand ils racontent cette histoire Il avait des couilles celui-là. Il est retourné en prison, il avait pris six ans. Et puis un cancer des poumons à un stade avancé a été diagnostiqué. Il a refusé les médicaments. On l'a retrouvé un matin, mort, dans sa cellule de prison. Il n'avait pas trente ans.