Toujours à cette période, vers l'âge de dix ans, une idée ne me quittait plus : une nuit que je regardais la télévision - comme je le faisais régulièrement toute la nuit quand mes frères et sœurs s'absentaient, partaient dormir chez des amis -, j'avais vu un reportage sur un centre d'amaigrissement pour personnes obèses. Les jeunes obèses étaient encadrés par une équipe qui les contraignait à un régime drastique : alimentation, sport, régularité du sommeil. Longtemps après avoir vu cette émission je rêvais d'un pareil endroit pour les gens comme moi. Hanté par le spectre des deux garçons, j'imaginais des éducateurs qui m'auraient battu chaque fois que j'aurais laissé mon corps céder à ses dispositions féminines. Je rêvais d'entraînements pour la voix, la démarche, les façons de tenir le regard. Je m'appliquais à chercher, avec acharnement, de tels stages sur les ordinateurs du collège.
Les mots maniéré, efféminé résonnaient en permanence autour de moi dans la bouche des adultes : pas seulement au collège, pas uniquement de la part des deux garçons. Ils étaient comme des lames de rasoir, qui, lorsque je les entendais, me déchiraient pendant des heures, des jours, que je ressassais, me répétais à moi-même. Je me répétais qu'ils avaient raison. J'espérais changer. Mais mon corps ne m'obéissait pas et les injures reprenaient. Les adultes du village qui me disaient maniéré, efféminé, ne le disaient pas toujours comme une insulte, avec l'intonation qui la caractérise. Ils le disaient parfois avec étonnement, Pourquoi choisit-il de parler, de se comporter comme une fille alors qu'il est un garçon ? Il est bizarre ton fils Brigitte (ma mère) de se conduire comme ça. Cet étonnement me compressait la gorge et me nouait l'estomac. A moi aussi on me demandait Pourquoi tu parles comme ça ? Je feignais l'incompréhension, encore, restais silencieux - puis l'envie de hurler sans être capable de le faire, le cri, comme un corps étranger et brûlant bloqué dans mon œsophage.