Diverses études menées en sciences cognitives sur le rapport des individus aux personnages de fiction montrent que celui-ci relève plutôt de l’empathie, comme l’explique Françoise Lavocat1. Nous ne sommes pas Jon Snow, perdu au milieu de la neige dans Game of Thrones, ou Lisbeth Calandre, lancée sur sa moto dans Millénium, nous ne croyons pas l’être, nous sommes avec eux, souffrons avec eux, nous réjouissons pour eux. Les recherches en sciences cognitives ont prouvé, notamment grâce à l’IRM, que le fait d’être témoins des réactions de nos semblables ou d’en voir une représentation provoque chez nous une même activation des zones cérébrales liées à l’imitation et à l’émotion. Ceci se produit de façon extrêmement rapide et presque involontaire. L’empathie a très probablement joué un rôle décisif au cours de l’évolution, en tant que réaction réflexe provoquant le comportement approprié en cas de danger : secours, solidarité, fuite collective… C’est grâce à ce lien entre fiction (comme représentation des réactions) et empathie que la fiction a connu une valorisation inédite dans les années 1990, note Françoise Lavocat. Cette valorisation coïncide avec l’essor de la culture de l’empathie, voire de la culture du care et « conduit à envisager la fiction d’une façon nouvelle enrôlée dans la promotion du souci de l’autre, la fiction est découverte bénéfique pour l’individu, la société, l’espèce ». Cette réflexion prend une tournure particulière aujourd’hui. Les deux années de pandémie qui viennent de s’écouler ont mis en lumière le fait que les métiers du soin étaient majoritairement exercés par des femmes, généralement sous-payées, des travailleuses pauvres à l’emploi du temps morcelé, aux déplacements incessants, au dos cassé… Le « souci de l’autre », dans les établissements médicaux, les écoles, à domicile, les associations qui aident les réfugiés, échoit presque toujours aux femmes. Je ne peux pas m’empêcher de me demander si ce lien entre fiction et care qui fait que lire des romans paraît aussi un exercice réservé aux femmes, comme le montrent les études du Centre national du livre : sept lecteurs de roman sur dix sont en réalité des lectrices. J’imagine bien que ce n’est une donnée nouvelle ni pour les libraires ni pour les auteurs et autrices, les bénévoles de festivals ou les responsables à la culture : ça saute aux yeux à chaque événement littéraire, parfois plus brusquement qu’on le souhaiterait d’ailleurs. J’ai souvent vu, dans les Salons du livre, un homme se présenter devant moi et me dire, tout frétillant : « Je ne lis pas de romans, seulement des essais. » Je n’ai jamais compris la pointe de fierté et de défi qui sonnait dans cette phrase. Et alors ? Tu veux que je te provoque en duel sur le parking du parc des expositions ? Ça te regarde… Peut-être que la prochaine fois, je répondrai que c’est dommage, c’est une menace pour l’espèce. Si nous ressentons de l’empathie devant une réaction comme devant sa représentation dans une fiction, il existe une différence entre les deux situations. L’empathie provoquée par la fiction ne nous invite pas à l’action, au contraire de celle que nous éprouvons dans des situations réelles.
1Fait et fiction - Pour une frontière, Editions du Seuil, 2016