Diderot - Entretien d'un père avec ses enfants

L'incipit de "L'entretien d'un père avec ses enfants" se présente sous la forme d'un récit dans le récit, dans lequel Diderot laisse la parole au personnage du père de famille. Le dilemme final permet à l'auteur d'exposer la tension entre justice et légitimité, en utilisant les procédés propres au discours délibératif.

mon père.

 Comment ? Le voici…

 Avant que je commence (dit-il à sa fille), sœurette [1], relève mon oreiller qui est descendu trop bas ; (à moi) et toi, ferme les pans de ma robe de chambre, car le feu me brûle les jambes… Vous avez tous connu le curé de Thivet [2] ?

ma sœur.

 Ce bon vieux prêtre, qui, à l’âge de cent ans, faisait ses quatre lieues dans la matinée ?

l'abbé.

 Qui s’éteignit à cent et un ans, en apprenant la mort d’un frère qui demeurait avec lui, et qui en avait quatre-vingt-dix-neuf ?

mon père.

 Lui-même.

l'abbé.

 Eh bien ?

mon père.

 Eh bien, ses héritiers, gens pauvres et dispersés sur les grands chemins, dans les campagnes, aux portes des églises où ils mendiaient leur vie, m’envoyèrent une procuration, qui m’autorisait à me transporter sur les lieux, et à pourvoir à la sûreté des effets du défunt curé leur parent. Comment refuser à des indigents un service que j’avais rendu à plusieurs familles opulentes ? J’allai à Thivet ; j’appelai la justice du lieu ; je fis apposer les scellés, et j’attendis l’arrivée des héritiers. Ils ne tardèrent pas à venir ; ils étaient au nombre de dix à douze. C’étaient des femmes sans bas, sans souliers, presque sans vêtements, qui tenaient contre leur sein des enfants entortillés de mauvais tabliers ; des vieillards couverts de haillons qui s’étaient traînés jusque-là, portant sur leurs épaules avec un bâton, une poignée de guenilles enveloppées dans une autre guenille ; le spectacle de la misère la plus hideuse. Imaginez, d’après cela, la joie de ces héritiers à l’aspect d’une dizaine de mille francs qui revenait à chacun d’eux ; car, à vue de pays, la succession du curé pouvait aller à une centaine de mille francs au moins. On lève les scellés. Je procède, tout le jour, à l’inventaire des effets. La nuit vient. Ces malheureux se retirent ; je reste seul. J’étais pressé de les mettre en possession de leurs lots, de les congédier, et de revenir à mes affaires. Il y avait sous un bureau un vieux coffre, sans couvercle et rempli de toutes sortes de paperasses ; c’étaient de vieilles lettres, des brouillons de réponses, des quittances surannées, des reçus de rebut, des comptes de dépenses, et d’autres chiffons de cette nature ; mais, en pareil cas, on lit tout, on ne néglige rien. Je touchais à la fin de cette ennuyeuse révision, lorsqu’il me tomba sous les mains un écrit assez long ; et cet écrit, savez-vous ce que c’était ? Un testament ! un testament signé du curé ! Un testament, dont la date était si ancienne, que ceux qu’il en nommait exécuteurs n’existaient plus depuis vingt ans ! Un testament où il rejetait les pauvres qui dormaient autour de moi, et instituait légataires universels les Frémins, ces riches libraires de Paris, que tu dois connaître, toi. Je vous laisse à juger de ma surprise et de ma douleur ; car, que faire de cette pièce ? La brûler ? Pourquoi non ? N’avait-elle pas tous les caractères de la réprobation ? Et l’endroit où je l’avais trouvée, et les papiers avec lesquels elle était confondue et assimilée, ne déposaient-ils pas assez fortement contre elle, sans parler de son injustice révoltante ? Voilà ce que je me disais en moi-même ; et me représentant en même temps la désolation de ces malheureux héritiers spoliés, frustrés de leur espérance, j’approchais tout doucement le testament du feu ; puis, d’autres idées croisaient les premières, je ne sais quelle frayeur de me tromper dans la décision d’un cas aussi important, la méfiance de mes lumières, la crainte d’écouter plutôt la voix de la commisération, qui criait au fond de mon cœur, que celle de la justice, m’arrêtaient subitement ; et je passai le reste de la nuit à délibérer sur cet acte inique que je tins plusieurs fois au-dessus de la flamme, incertain si je le brûlerais ou non. Ce dernier parti l’emporta ; une minute plus tôt ou plus tard, c’eût été le parti contraire. 


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Résumé

Dans l'incipit de l'"Entretien d'un père avec ses enfants", Diderot laisse la parole au père. Celui-ci se lance dans un récit supposé montrer que la "réputation d'homme de bien a ses périls". Il raconte que, mandaté pour s'occuper de la succession d'un curé, il rencontre les héritiers de ce dernier, des mendiants pauvrement vêtus. Il s'astreint tout le jour à faire l'inventaire des biens du curé afin d'opérer un partage équitable. Or, il trouve par hasard un testament, dans lequel le défunt dit léguer sa fortune à un groupe de riches libraires. Le narrateur est alors face à un dilemme : doit-il dissimuler le document, au risque de trahir la justice, ou priver les indigents de leur seule chance de sortir de la misère ?
Œuvre : Entretien d'un père avec ses enfants
Auteur : Denis Diderot
Parution : 1773
Siècle : XVIIIe

Thèmes

inégalités, conscience, morale, pauvreté

Notions littéraires

Narration : 1re personne
Focalisation : Sans objet
Genre : Discours délibératif
Dominante : Narratif
Registre : Pathétique, Dramatique, Lyrique
Mouvement : Les Lumières
Notions : présent de narration, asyndète, répétitions, phrase exclamative, question rhétorique, style périodique, énumération

Entrées des programmes

  • 4e - Vivre en société, participer à la société : individu et société : confrontation de valeurs ? - extraits de roman ou de nouvelles du XVIIIe à nos jours
  • 1ere - La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle