— Pas maigre, mince ! rectifiait mon père. Mince, parfaite, comme un mannequin ! C'était de loin la plus belle du village !" Malheureusement, si certes il subsistait dans son nez grec et dans l'ovale de ses yeux bleus des échos de sa grâce initiale, le visage de ma mère avait fini par se dégrader. Dès la fin de mon enfance, quiconque ne l'avait pas connue jeune fille ne pouvait soupçonner que cette dernière avait été sublime. Moi-même je devais le vérifier en exhumant d'un bel album les gigantesques photographies de leur mariage, ce qu'écolier et dévoré par un complexe d'Oedipe extravagant j'avais fait à de nombreuses reprises : sous les craquements de chacune de ces feuilles de papier cristal se révélait une jeune femme d'une beauté éclatante. Je me prosternais sur quelques-uns de ces clichés sacrés, en particulier celui où inclinée au-dessus d'une table, souriante, un stylo à la main, elle dépose sa signature sur le registre de la mairie. Il semblerait qu'un éclair d'étonnement la traverse : un jaillissement illumine son esprit et lui inspire un sourire immatériel qui confère à sa présence un air gracieux et étourdi. Par cet écarquillement de tout son être, ma mère attend l'avenir : elle s'ouvre en grand pour accueillir le bonheur qu'elle appelle de ses voeux, dont pour l'instant l'abstraction l'éblouit. En deux mots : elle est heureuse. Ou encore: elle ne sait pas où elle va. Ce dont elle est certaine : la vie va s'éloigner de ce qu'elle connaît. Un homme est venu : il l'emmène loin d'ici. Je n'ai jamais manqué d'apercevoir, dans ce sourire en suspension, la pensée d'un enfant : ma propre présence. C'est la lumière originelle de son amour pour moi que je trouvais dans ces clichés. Ma mère me cherche par la pensée : c'est à moi seul qu'elle adresse cet incertain sourire.
Mais tout cela avait fini par se flétrir, laissant place à un visage sanglé par la résignation. L'eau limpide de sa beauté s'était troublée, comme si les lourds poissons de vase qui circulaient dans son esprit avaient soulevé des désordres de particules qui ne retombaient pas, ou de la même manière que l'eau de ce seau bleu où elle essorait sa serpillière devenait grise et marron. J'ai fabriqué ces deux images pour expliquer la spécifique dégradation de sa personne, consécutive à une étrange combinaison de discipline et de laisser-aller, de rigueur et d'abandon, de constance et d'effacement. L'épuisement de son éclat résultait de sa séquestration, de l'absence de perspectives et d'enchantement, de la disparition de toute pensée rêveuse. Les mots plaisir, désir, projet ? Ils n'existaient plus. Tout souci de séduction avait été éliminé, ma mère ne délaissait son intérieur que pour faire ses courses dans un hypermarché des environs où les caissières qui lui disaient merci étaient les seules personnes qu'elle fréquentait — mon père détestait l'idée d'avoir des relations d'intimité avec quiconque. J'ai vu ma mère s'enliser dans la tristesse d'une existence dépourvue d'horizon, conditionnée par les seuls devoirs que lui imposait son statut de femme au foyer (et Dieu sait ce que mon père incluait d'abnégation dans son intransigeante définition de ce statut), d'où les gluants poissons de vase que j'évoquais plus haut, qui ondulaient lugubrement dans son esprit. C'est de cette époque que date l'angoisse que suscite en moi le principe de la femme au foyer. Ma mère ne souriait plus, toute situation imprévue ou toute proposition réjouissante que nous pouvions lui faire lui inspirait des réticences qu'il n'était pas possible pour nous d'éliminer (elle était contre : invariablement), ou déclenchait de larmoyantes protestations. Elle avait l'air de nous dire qu'ayant renoncé longtemps auparavant aux plaisirs de la vie, elle en avait perdu le goût et le désir. S'offrir une glace à la terrasse d'un café par une lourde après-midi d'été ? Elle ne voyait pas l'intérêt d'accepter cette brève extravagance : "On rentre." Peu de choses ne lui paraissaient pas superflues. Elle avait fini par acquérir le physique de ces pensées déchirées.