Mais c’est au peuple lui-même, et non seulement à ses cadres, que je veux être lié par les yeux et les oreilles. Il faut que les Français me voient et m’entendent, que je les entende et les voie. La télévision et les voyages publics m’en donnent la possibilité.
Pendant la guerre, j’avais tiré beaucoup de la radio. Ce que je pouvais dire et répandre de cette façon avait certainement compté dans le resserrement de l’unité nationale contre l’ennemi. Après mon départ, les ondes m’étant refusées, ma voix n’avait plus retenti que dans des réunions locales. Or, voici que la combinaison du micro et de l’écran s’offre à moi au moment même où l’innovation commence son foudroyant développement. Pour être présent partout, c’est là soudain un moyen sans égal. À condition toutefois que je réussisse dans mes apparitions. Pour moi, le risque n’est pas le premier, ni le seul, mais il est grand.
Si, depuis les temps héroïques, je m’étais toujours contraint, quand je discourais en public, à le faire sans consulter de notes, au contraire, parlant dans un studio, mon habitude était de lire un texte.
Mais, à présent, les téléspectateurs regardent de Gaulle sur l’écran en l’entendant sur les ondes. Pour être fidèle à mon personnage, il me faut m’adresser à eux comme si c’était les yeux dans les yeux, sans papier et sans lunettes. Cependant, mes allocutions à la nation étant prononcées « ex cathedra » et destinées à toutes sortes d’analyses et d’exégèses, je les écris avec soin, quitte à fournir ensuite le grand effort nécessaire pour ne dire devant les caméras que ce que j’ai d’avance préparé. Pour ce septuagénaire, assis seul derrière une table sous d’implacables lumières, il s’agit qu’il paraisse assez animé et spontané pour saisir et retenir l’attention, sans se commettre en gestes excessifs et en mimiques déplacées.
Maintes fois en ces quatre ans, les Français, par millions et par millions, rencontrent ainsi le général de Gaulle. Toujours, je leur parle beaucoup moins d’eux-mêmes que de la France. Me gardant de dresser parmi eux ceux-ci contre ceux-là, de flatter l’une ou l’autre de leurs diverses fractions, de caresser tel ou tel de leurs intérêts particuliers, bref d’utiliser les vieilles recettes de la démagogie, je m’efforce au contraire de rassembler les cœurs et les esprits sur ce qui leur est commun, de faire sentir à tous qu’ils appartiennent au même ensemble, de susciter l’effort national.
En chaque occasion, je vise à montrer où nous en sommes collectivement devant le problème du moment, à indiquer comment nous pouvons et devons le résoudre, à exalter notre volonté et notre confiance d’y réussir. Cela dure vingt minutes environ. Le soir, le spectacle paraît sur la scène universelle sans que murmures ni applaudissements me fassent savoir ce qu’en pense l’immense et mystérieuse assistance. Mais ensuite, dans les milieux de l’information, s’élève, à côté du chœur modeste des voix favorables, le bruyant concert du doute, de la critique et du persiflage stigmatisant mon « autosatisfaction ». Par contre, il se découvre que, dans les profondeurs nationales, l’impression produite est que : « C’est du sérieux ! », que : « De Gaulle est bien toujours pareil ! », que : « Ah ! tout de même ! la France, c’est quelque chose ! » L’effet voulu est donc atteint, puisque le peuple a levé la tête et regardé vers les sommets.
Cependant, mes allocutions sont nécessairement trop sommaires pour que j’y traite des grandes questions avec assez de précision. Pour le faire, j’utilise la conférence de presse, d’ailleurs télévisée et radiodiffusée et dont la plupart des journaux reproduisent le texte intégral. Deux fois par an, sont invités à l’Élysée les délégués de toutes les publications françaises, les représentants de toutes les agences internationales, les correspondants de tous les organes étrangers. Il s’y joint quelques fonctionnaires spécialisés des ministères et des ambassades. Le Gouvernement est là, groupé à côté de moi. Un millier de participants sont assis dans la « salle des fêtes » pour assister à cette espèce de cérémonie rituelle à laquelle les souvenirs du passé et les curiosités du présent donnent une dimension mondiale. Je m’y trouve devant la sorte d’assistance qui est la moins saisissable, formée de gens que leur métier blase au sujet des valeurs humaines, dont les jugements ne portent qu’à condition d’être acérés et qui, souvent, en vue du titre, du tirage, de la sensation, souhaitent d’avoir à décrire des échecs plutôt que des réussites. Il n’empêche, qu’à travers leur réserve, leur ironie, leur scepticisme, je discerne l’avidité de ces informateurs et la considération de ces connaisseurs. A l’intérêt qu’ils me témoignent répond celui que je leur prête. Il en résulte qu’une atmosphère d’attention soutenue enveloppe la conférence et souligne le caractère qu’elle a d’être, à chaque fois, un événement.
D’ailleurs, j’ai soin qu’elle annonce des décisions, en même temps qu’elle prend le tour d’un examen des problèmes. Les sujets sont, naturellement, imposés par les circonstances. Ce que je compte dire de chacun a été, quant à l’essentiel, bien préparé. D’autre part, mon chargé de mission pour la presse s’est assuré avant la réunion que des questions me seront posées à leur propos. J’y réponds donc à mesure, de telle sorte que le tout soit l’affirmation d’une politique. Bien entendu, il ne manque pas d’interrogations malicieuses qui visent à m’embarrasser. J’arrête ces tentatives par quelques boutades qui font rire. Pendant une heure et demie, l’action et les intentions de la France en ce qui concerne : les institutions, l’économie, les finances, les questions sociales, la décolonisation, l’Algérie, les Affaires étrangères, la défense, etc., sont ainsi mises en lumière et, je le crois bien, plus franchement et complètement qu’elles ne le furent jamais auparavant. À peine ai- je terminé que se déchaîne la ruée vers les téléscripteurs, les téléphones, les salles de rédaction. Le lendemain, paraissent les déclarations que les porte-parole de toutes les tendances prodiguent sur mes propos, les interprétations qu’en donnent en exergue les radios françaises et étrangères, les articles, généralement hostiles, ou du moins pointus et piquants, qui les évoquent dans tout ce qui s’imprime. Puis l’information, ayant montré par son propre tumulte que mes déclarations ont « passé la rampe », se rassure elle-même en concluant : « Il n’a rien dit de nouveau ! »
Par le son et l’image, je suis proche de la nation, mais en quelque sorte dans l’abstrait. D’autre part, les cérémonies publiques, les prises d’armes, les inaugurations, auxquelles je donne assurément toute la solennité voulue, mais où je figure entouré du rituel qui est de rigueur, ne me mettent guère au contact direct des personnes. Pour qu’un lien vivant s’établisse entre elles et moi, j’entends me rendre dans tous les départements. Entre le début et le milieu de ce septennat, indépendamment des tournées outre-mer, j’en aurai vu, en trois ans et demi, soixante-sept dans la métropole.
(…)
Au total, il se produit autour de moi, d’un bout à l’autre du territoire, une éclatante démonstration du sentiment national qui émeut vivement les assistants, frappe fortement les observateurs et apparaît ensuite partout grâce à la télévision. “