Au retour, on marchait dans les feuilles mortes en parlant de notre avenir lointain. On s'est dit qu'on voulait marcher côte à côte comme ça toute notre vie.
On a décidé de se marier. On a déposé les bans à la mairie. La date a été fixée au 30 janvier.
J'ai pensé : "Je dois être particulièrement forte, particulièrement équilibrée. J'ai vécu un inceste. Bon, d'accord. Mais je n'ai pas été détruite. Je réussis mes études. Je viens de rencontrer quelqu'un. Je l'aime. On va se marier. L'inceste, c'est fini, c'est terminé. C'est clos. Je suis passée entre les gouttes. Je suis tirée d'affaires. J'ai beaucoup de chance."
J'avais vingt-deux ans. J'avais déjà été plusieurs personnes. La fille sans père de Châteauroux. La fille émerveillée de l'avoir rencontré. Celle qui ne disait à personne ce qu'elle vivait en réalité. Il y avait eu une sortie de route. Ma vie s'était arrêtée. Elle reprenait.
Ma vie reprenait. Laquelle ? Celle d'avant ? D'avant mes treize ans ? Celle que j'aurais dû avoir s'il n'y avait pas eu ça ? Elle reprenait où ? Là où elle s'était arrêtée ? C'était possible ? Je me sentais bien. Je me sentais libre. Je ne voyais plus mon père. Ça me faisait du bien. C'était bien. C'était définitif ? Ou est-ce que le temps allait passer, et que j'allais le revoir dans d'autres conditions ? Est-ce que j'avais renoncé à le voir ? J'étais bien. Je respirais. Mais j'étais où ? J'étais qui ? Dans quelle vie ? Je respirais. J'étais libre. J'étais bien. Mais il n'y avait rien d'essentiel. Je ne faisais rien d'essentiel.