Surtout, chez Elena, il fallait inverser tout ce que j'avais appris avec toi ; son monde c'était notre monde renversé. Tu m'avais appris qu'il fallait regarder la télévision à table, que l'heure du repas était celle où on regardait la télé en famille, les informations du soir et ensuite un film ou une série. Si ma mère essayait de parler ou si je voulais raconter une anecdote de ma journée à l'école tu t'énervais, tu nous disais de nous taire. Tu disais que regarder la télé le soir était une affaire de politesse. A la maison il y avait quatre ou cinq télévisions, tu allais les chercher à la décharge et tu les réparais, une télé dans chaque chambre, une dans la pièce commune. On la regardait le matin avant d'aller à l'école, le soir avant de dormir, les après-midi pendant le week-end. Chez Elena, il n'y avait pas de télévision dans la salle à manger ou dans les chambres, mais plus encore que ça, j'ai compris que dans sa famille le repas était le moment où il fallait parler, raconter sa journée, ses projets, exposer ses idées.
Chez elle le repas était une cérémonie pendant laquelle il fallait discuter, et c'était le contraire qui aurait été malpoli. Comment est-ce que son mode de vie et le nôtre pouvaient être aussi symétriquement, aussi caricaturalement opposés ?
Cette inversion je la voyais à tous les niveaux : chez nous un homme devait se resservir de la nourriture plusieurs fois pendant le repas pour montrer son appétit, et donc sa force, et donc sa masculinité, alors que chez Elena faire la même chose aurait été vu comme de la goinfrerie, comme déplacé et vulgaire.
Chez nous il fallait commenter le repas, tu le faisait, tu disais après le repas Encore ça que les Boches n'auront pas, chez Elena on ne parlait jamais du repas, à part pour complimenter Nadya sur sa cuisine, une phrase ou deux en passant. On ne parlait pas de son corps, de son estomac, de ses fonctions physiologiques, il fallait faire disparaître le corps - et le plus étrange, c'est que personne n'édictait ses règles, elles existaient, simplement.