Surtout je me suis rendu compte que je ne ressemblais pas aux autres au lycée. Ils n'avaient pas grandi dans le même monde que nous et à travers eux j'ai découvert, non pas mon appartenance de classe, puisque au fond j'en avais toujours été conscient, mais plutôt ce que cette appartenance signifiait réellement, concrètement. Ils parlaient de théâtre, de cinéma dans les couloirs, ils racontaient les voyages qu'ils avaient faits pendant les vacances. Je n'avais jamais voyagé à l'étranger, je n'étais jamais allé au théâtre ou au cinéma, personne autour de nous n'allait au cinéma à part aux quelques projections qui étaient organisées trois fois par an dans la salle des fêtes communale.
En les regardant j'ai compris soudain que ma mère n'avait pas étudié, qu'elle écorchait les mots quand elle parlait, qu'en quatorze ans de vie commune je ne l'avais jamais vue tenir un livre dans ses mains. J'ai compris que se laver, toute la famille, dans l'eau du même bain pour économiser l'eau comme on l'avait fait quand j'étais petit n'était pas une chose normale - le dernier se lavait dans une eau marron et terreuse - , qu'au lycée où je venais d'arriver personne n'avait jamais fait ces choses-là. Que de ne pas pouvoir manger tous les soirs et de devoir aller demander de la nourriture à ma tante ou à la voisine n'était pas une chose normale non plus, que ce n'était pas la vie comme je l'avais cru, mais une vie et que les gens qui m'entouraient à Amiens avaient eu une autre vie, plus douce, plus privilégiée. J'ai compris que d'avoir regardé pendant toute mon enfance la télévision sept, huit heures par jour, m'inscrivait dans une histoire particulière, l'appartenance au monde des déshérités, des pauvres, de ce que les riches voient de l'extérieur comme des enfances perdues. J'ai compris que pour eux étudier était aussi naturel que ne pas étudier pour nous. C'est seulement là à Amiens que je voyais tout ça. Il a fallu que je m'éloigne du passé pour le comprendre, et si je voulais rédiger une autobiographie chronologique alors il faudrait commencer d'abord par Amiens et ne raconter le village qu'ensuite, parce qu'il m'a fallu arriver au lycée pour vraiment voir mon enfance.
Tout, tous les détails, tout me séparait des autres, même les habits ; ils portaient des jeans, des polos, des pulls et des manteaux quand je portais des pantalons de jogging et des vestes de sport, parce que dans le village ce type de vêtement était valorisé ; ils ressemblaient à ceux des chanteurs de rap à la télé, ils apparaissaient comme des vêtements masculins, virils. Au lycée plus rien de tout ça n'avait de valeur.